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DURKHEIM.la morale en allemagne

ment et par le détail. Ces observations s’appliquent aussi bien à Mill qu’à Kant ou qu’à M. Spencer. Ce dernier, quelque effort qu’il ait fait pour renouveler l’utilitarisme, ne laisse pas de poser à la manière des utilitaires son postulat fondamental, à savoir que la morale a pour fin le progrès de la vie individuelle, que le bien et l’utile sont deux mots synonymes. Que ce soit le principe de la morale telle qu’il la voudrait, c’est possible ; mais il s’agit de savoir si c’est le principe de la morale telle qu’elle est. Peut-être que, si l’utilitarisme était le vrai, la vie morale serait plus logique et plus simple ; mais le moraliste n’a pas plus à la reconstruire que le physiologiste à refaire l’organisme. Il n’a qu’à l’observer et à l’expliquer si c’est possible. Du moins c’est par là qu’il faut commencer, et l’art de la morale ne peut venir qu’ensuite.

Mais quand même une loi dominerait toute la morale et serait connue de nous, on ne pourrait pas en déduire les vérités particulières qui sont la trame de la science. La déduction ne peut s’appliquer qu’aux choses très simples, c’est-à-dire très générales. Parce qu’elles se trouvent partout, les images qui les représentent, se reproduisant sans cesse, se sont dégagées de bonne heure de la masse des autres impressions et fortement organisées dans l’esprit. Elles en forment la couche profonde, le fond inaliénable. L’esprit peut donc opérer sur ces sortes d’objets sans sortir de lui-même ; mais il n’en est pas de même des choses complexes, c’est-à-dire concrètes. Comme les représentations que nous en avons sont les dernières venues dans l’évolution de l’intelligence, elles ne sont guère que des esquisses assez inconsistantes des choses. Aussi l’esprit en fait-il un peu ce qu’il veut, et c’est pourquoi en ces sortes de matières on démontre si facilement ce qu’on croit, c’est-à-dire ce qu’on désire. Or les phénomènes moraux sont ce qu’il y a de plus complexe au monde ; l’emploi de la déduction y est donc absolument déplacé. Assurément M. Spencer a raison de dire que si certains modes de conduite sont meilleurs que d’autres, ce n’est pas par suite d’un accident ; que « ces résultats doivent être des conséquences nécessaires des choses ». Mais pour voir comme ils en découlent, il faut en suivre la filiation de cause en cause à travers la réalité. Le lien qui rattache les maximes de la morale au fait initial dont elles dérivent est lui-même un fait qui ne peut être connu que par l’observation et l’expérimentation. Eh quoi, si nous connaissons la nature de l’homme et celle de son milieu physique et social, ne pourrons-nous décider comment le premier doit s’adapter au second ? Dans quelques cas simples peut-être ; mais pour peu que les circonstances se compliquent, le raisonnement sera trop maigre au regard des faits et l’adap-