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admettre qu’ils doivent leur postulat fondamental à la seule intuition. Car comment est-il possible que la raison pure, sans se servir de l’expérience, recèle en elle une loi qui se trouve régler exactement les relations domestiques, économiques, sociales, etc. Comme le dit fort bien M. Secrétan, la raison pure ne sait même pas qu’il y a des sexes. Aussi en réalité cette prétendue intuition se ramène-t-elle à une vue sommaire des principaux faits de la morale, à un sentiment confus des conditions élémentaires de la vie collective. D’ailleurs il n’y a pas un seul rationaliste qui ne se serve que de l’intuition ; tous reconnaissent plus ou moins implicitement qu’il ne suffit pas de dire : les choses sont ainsi parce que je les vois ainsi ; mais par un retour clandestin à cette même méthode déductive qu’ils emploient ensuite ouvertement, ils démontrent qu’il faut qu’il en soit ainsi ; que logiquement la loi morale doit être a priori, la personne humaine inviolable, etc. Leurs adversaires d’autre part ne procèdent pas d’une autre manière. S’ils affirment que l’utile est l’unique fin de notre conduite, ce n’est pas qu’ils aient induit cette proposition générale d’une observation méthodique. Ils n’ont pas vérifié qu’en fait les mœurs, les prescriptions du droit, les maximes de la morale populaire n’avaient pas d’autre but. Mais de même que les autres avaient instinctivement conscience qu’il n’y a pas de morale sans désintéressement, ceux-ci sentent avec plus ou moins de clarté qu’il nous est impossible d’agir si nous ne sommes intéressés à notre action. Ils illustrent ce sentiment par quelques exemples ; puis, pour renforcer leur thèse, ils font à leur tour appel au raisonnement et à la logique et prouvent qu’il serait absurde que l’homme ne cherchât pas avant tout son intérêt. Ainsi les uns et les autres demandent leurs prémisses à une expérience incomplète et sans précision qu’ils confirment ensuite au moyen de raisonnements déductifs.

Or une telle méthode, quelques conséquences qu’on en tire, n’a rien de scientifique. D’abord il n’est pas du tout démontré que toute la morale puisse être ramenée à une règle unique et tenir dans un seul concept. Quand on songe à la prodigieuse complexité des faits moraux, à cette multitude chaque jour croissante de croyances, de coutumes, de dispositions légales, on ne peut s’empêcher de trouver bien simples et bien étroites toutes ces formules dont on veut faire le tout de la morale. Mais admettons qu’il y ait en effet dans la vie morale une loi plus générale que les autres et dont celles-ci ne soient que des formes diverses et des applications particulières : encore faudra-t-il pour la connaître suivre la méthode ordinaire des sciences. Il n’y a qu’une manière de parvenir au général, c’est d’observer le particuliers : non pas superficiellement et en gros, mais minutieuse-