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dont il faut tenir compte. La femelle de l’oiseau de paradis qui voit le mâle faire la roue ne juge pas seulement comme artiste la beauté de sa robe nuptiale, elle la juge aussi et surtout comme femelle ; de même la femelle du bouvreuil qui écoute le mâle chanter ressent moins un plaisir musical pur, un plaisir de l’oreille, qu’un plaisir génital. Certes, ces deux ordres de sentiments se confondent souvent, à ce point qu’il est difficile de les distinguer ; mais il y en a un qui est plus ancien que l’autre, et plus important, c’est sans contredit le sentiment sexuel. Je crois qu’il faudrait retoucher dans ce sens quelques-unes des conclusions de Darwin[1]. La lutte par laquelle les animaux préludent à l’accouplement n’est pas une lutte artistique, c’est une lutte amoureuse.

L’amour normal nous apparaît donc comme le résultat d’un fétichisme compliqué ; on pourrait dire, — nous nous servons de cette comparaison dans le but unique de préciser notre pensée, — on pourrait dire que dans l’amour normal le fétichisme est polythéiste : il résulte, non pas d’une excitation unique, mais d’une myriade d’excitations : c’est une symphonie. Où commence la pathologie ? C’est au moment où l’amour d’un détail quelconque devient prépondérant, au point d’effacer tous les autres.

L’amour normal est harmonieux ; l’amant aime au même degré tous les éléments de la femme qu’il aime, toutes les parties de son corps et toutes les manifestations de son esprit. Dans la perversion sexuelle, nous ne voyons apparaître en somme aucun élément nouveau ; seulement l’harmonie est rompue ; l’amour, au lieu d’être excité par l’ensemble de la personne, n’est plus excité que par une fraction. Ici, la partie se substitue au tout, l’accessoire devient le principal. Au polythéisme répond le monothéisme. L’amour du perverti est une pièce de théâtre où un simple figurant s’avance vers la rampe et prend la place du premier rôle.

Alfred Binet.

  1. Nous reproduisons, en note, ne la croyant pas digne de figurer dans le texte, l’anecdote suivante, qui permettra de préciser la distinction que nous avons faite entre le sentiment artistique et le sentiment sexuel. Un élève d’Ingres, M. Amaury Duval, raconte, dans un livre écrit sur l’atelier de son maître, qu’un jour, à l’École des Beaux-Arts, une femme posait toute nue devant plus de quarante élèves ; elle n’était nullement gênée par tous les regards dirigés sur sa chair. Tout à coup, au milieu de la séance, elle quitte la pose en poussant un cri et court à ses vêtements pour couvrir sa nudité ; elle venait d’apercevoir à travers une lucarne la tête d’un ouvrier couvreur qui se penchait curieusement pour la regarder.