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A. BINET.le fétichisme dans l’amour

tout ce qu’elle dit, et aussi dans tout ce qu’elle ne dit pas, on adore sa voix, ses yeux, son nez, son odeur, ses sourires, ses gestes, ses opinions, ses goûts, ses robes et ses chapeaux. C’est là une vérité qui est devenue depuis longtemps un lieu commun. On connaît les vers de Lucrèce et de Molière sur la faiblesse du cœur qui porte à aimer jusqu’aux défauts de la personne qu’on aime. Ce n’est pas une faiblesse, c’est une loi mentale. Stendhal, par le mot bizarre de cristallisation, auquel on a proposé de substituer le terme plus heureux de divinisation, a voulu désigner un fait analogue.

Le développement de ce point de vue nous amène à dire quelques mots des faits que Darwin a réunis pour appuyer sa célèbre théorie de la concurrence sexuelle ; ces faits ont reçu de l’illustre naturaliste une interprétation qui a été admise jusqu’ici sans contestation, mais qui nous paraît devoir être légèrement modifiée ; il est bien entendu que cette modification, toute psychologique, n’ébranle nullement la théorie très bien établie de la concurrence sexuelle.

Darwin observe qu’il y a entre les mâles d’un grand nombre d’espèces animales une lutte pour la reproduction ; c’est tantôt une lutte sanglante, tantôt une lutte artistique. C’est surtout parmi les oiseaux que la lutte artistique, la seule qui nous intéresse ici, prend un grand développement ; il y a d’abord la lutte des chanteurs ; le chant est pour le mâle un moyen de charmer les femelles. Tantôt le mâle se livre à un chant solitaire, la nuit par exemple, et la femelle accourt vers le meilleur chanteur. Tantôt ce sont de véritables concours de chant. Les mâles s’assemblent, et chacun ou r à tour se met à chanter. Ils le font avec tant d’ardeur que quelques-uns succombent en poussant une note trop forte. La femelle, après avoir entendu, choisit. Chez d’autres oiseaux, la lutte artistique n’a pas lieu entre chanteurs ; le concours porte sur la beauté du plumage. Le faisan doré n’ouvre sa fraise que lorsqu’il approche d’une femelle. Le faisan argus possède des plumes rémiges considérables, pourvues d’ocelles et rayées de bandes transversales ; il présente des taches qui sont un combinaison de la fourrure du tigre et de celle du léopard. Devant la femelle, il ouvre ses ailes, les porte en avant, et se cache derrière ce bouclier resplendissant. Pour s’assurer de l’effet qu’il produit, de temps en temps il passe sa tête entre deux plumes et regarde la femelle.

Darwin admet sans difficulté que ces luttes artistiques prouvent que les oiseaux, ainsi du reste que beaucoup d’autres animaux, ont une faculté d’apprécier le beau. C’est possible : mais nous ne croyons pas que le choix fait par la femelle entre plusieurs mâles soit dicté exclusivement par le sentiment esthétique. Il y a ici une nuance