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tout le langage écrit est un merveilleux instrument d’analyse de la pensée ; le sujet, par cela seul qu’il cherche à écrire son rêve, est obligé de l’analyser ; une image faible et vague ne lui suffit plus ; il faut que tout se précise sous la plume, et prenne un contour. Cette nécessité doit également contribuer à exciter l’imagination du sujet, quand elle reste paresseuse. Peut-être devons-nous chercher dans les faits psychologiques de cet ordre la raison pour laquelle tant de mystiques, Suso, sainte Thérèse, Rousseau, etc., ont écrit leur propre biographie dans laquelle ils rendent compte, avec des détails innombrables, de leurs exaltations mystiques. Cette manière écrivassière a sa cause ; on s’exalte dans la rédaction d’une biographie comme on s’exalte dans l’échange des confidences.

Nous avons maintenant réuni les principaux signes auxquels on reconnaît le fétichisme amoureux. Avec ce critérium, on pourra facilement en constater la présence, car il est très abondant, répandu partout. La littérature l’a bien souvent chanté. Nous allons, en terminant, en signaler un bien curieux exemple.

Dans un roman bien connu, la Bouche de Madame X…, M. Belot a décrit ce que nous pouvons appeler « l’amant de la bouche ».

M. X…, raconte l’auteur, se trouve un jour, dans une maison publique, en présence d’une femme dont il ne peut voir que les ailes du nez, la bouche et le menton ; le reste de la figure est recouvert par un capuchon de satin noir et des dentelles. « C’était peu, dit-il, et cependant j’étais déjà pris par cette femme voilée… Cet émoi instantané s’expliquera facilement, quand je me serai confessé ; ce que je préfère chez la femme, ce que j’admire par-dessus tout, c’est la bouche[1]. »

Cette seule phrase nous avertit que nous sommes devant un fétichiste, car tous s’expriment de la même façon, avec une singulière uniformité. On se rappelle le mot du coupeur de cheveux : « Ce que j’aime, ce n’est pas l’enfant, c’est le cheveu. » Toutes les fois qu’on rencontre une phrase de ce genre, et qu’on est sûr de sa sincérité, on peut soupçonner la présence du fétichisme.

L’auteur a fait subir à cette donnée première des développements d’une très curieuse psychologie. Nous n’hésitons pas à croire, quant à nous, que son livre repose sur une observation vraie[2] ; mais comme son imagination d’artiste a sans doute modifié les faits, il s’agit de déterminer le point où l’observation cesse et

  1. Page 104.
  2. Nous avons appris depuis, par une lettre de l’auteur, que nous ne nous étions pas trompés.