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SEIGNOBOS.de la connaissance en histoire

Europe. Si l’on ne peut plus vérifier directement l’état d’esprit et la méthode de l’observateur, on a peu de chances de les atteindre par des renseignements indirects. Voilà pourtant les conditions de tous les documents historiques. L’auteur expose des faits sans dire comment il les a obtenus ; c’est un procès-verbal d’expérience où l’on aurait laissé les conclusions et supprimé le récit de l’expérience. Une observation scientifique présentée dans ces conditions n’entraînera jamais la conviction d’un savant. — Quand nous ignorons les conditions d’une observation, pouvons-nous les présumer ? Avons-nous quelque raison d’admettre une majorité de cas favorables ou de cas défavorables ? En l’absence de données les historiens présument que l’observation a été bien faite. L’expérience montre le contraire pour les hommes d’aujourd’hui. Admettrons-nous que les observations étaient plus faciles à faire autrefois ou que les hommes ont désappris à observer ? Mieux vaut convenir qu’un fait de courte durée rapporté dans un document unique ne doit jamais être regardé comme établi. Les causes qui ont pu produire une affirmation sont trop nombreuses pour qu’on ose la rapporter sans autre preuve à la seule cause qui ait chance de donner une connaissance exacte, à une impression directe perçue correctement et rédigée exactement. Une telle cause exige la réunion de trop de conditions pour oser admettre que toutes ont été réunies. Aucune science ne peut se contenter de propositions fondées sur une supposition si hardie.

Un fait allégué une seule fois par un seul document reste douteux, parce qu’on ne peut déterminer sûrement la cause de l’affirmation ; on ignore si cette cause n’est pas un de ces phénomènes étrangers à la réalité extérieure qu’on veut atteindre, une hallucination, un préjugé, une fausse inférence, une impression mal perçue ou mal notée, toutes causes trop nombreuses pour les éliminer une à une. Ici encore la concordance seule peut lever les doutes. Toutes les causes perturbatrices tiennent soit à l’état du témoin, soit au rapport qu’il a eu avec le fait (c’est-à-dire à des conditions propres à un sujet). Si plusieurs témoins s’accordent sur une même affirmation, cette affirmation commune ne peut plus être attribuée à des causes propres à chacun ; les phénomènes psychologiques sont trop variés pour venir, par une simple coïncidence, s’accorder sur une affirmation précise. L’accord suppose donc une cause commune. Reste à décider si cette cause est un fait réel perçu séparément par chacun des témoins ou un état d’esprit commun à tous (soit préjugé commun, soit tradition commune) ; des gens réunis dans une même salle et préparés à voir des choses merveilleuses arrivent à voir tous le même miracle, et tous les gens d’une même ville racontent de même