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l’idée d’acheter un de ces costumes, afin d’en jouir chez lui, dans son domicile. La question que je lui ai faite à ce sujet a paru l’étonner beaucoup. Au contraire, l’abstraction est plus complète chez l’amant des clous de bottine. La vue d’un clou, qu’il tient dans ses mains, et la vue d’une bottine garnie de clous lui donnent une excitation très intense. Aussi le voyons-nous achetant des souliers de femme, les emportant chez lui, et prenant plaisir à les garnir lui-même de clous. Ici, l’adoration pour l’objet matériel, quoique fortifiée par la présence de la femme, peut s’en passer. Cette indépendance augmente encore et atteint son maximum chez l’amant des tabliers blancs. Aucun souvenir féminin ne se mêle à son obsession et ne la colore. Ce qu’il aime, c’est le tablier blanc en lui-même et pour lui-même. Il ne peut pas en voir un séchant au soleil, ou plié dans un magasin, sans avoir envie de le dérober. On a trouvé chez lui des piles de tabliers blancs volés. Dans ce dernier cas, le fétichisme a atteint son développement complet ; il paraît même impossible d’aller au delà ; l’adoration s’adresse uniquement à un objet matériel. À aucun moment, la femme n’est intervenue[1].

Ce n’est pas tout. Il faut remarquer que, dans l’évolution de la perversion sexuelle, l’abstraction conduit à la généralisation. Le malade ne s’attache pas uniquement à une personne en particulier ; son amour n’est pas individualiste. Ainsi, l’amant du costume italien n’est pas épris spécialement de tel costume individuellement déterminé, porté par telle personne ; ce qu’il aime, ce n’est point un objet particulier, c’est un genre. Jean-Jacques Rousseau dit aussi que ce qu’il recherchait dans ses maîtresses, c’était l’attitude impérieuse ; il n’aimait donc pas une femme en particulier, mais toutes celles qui le faisaient mettre à genoux et le corrigeaient. De même, l’amant des clous de bottine adore tous les clous de bottine, c’est-à-dire toute une classe d’objets ; et l’amant des tabliers blancs adore toute la classe des tabliers blancs.

On doit donc conclure de ces faits que la perversion sexuelle a un caractère généralisateur. Par là, elle s’oppose nettement à l’amour normal, qui a une tendance à se concentrer tout entier sur une seule personne. L’amour normal conduit toujours à l’individualisation, et cela se comprend, car il a pour but la reproduction.

Nous devons signaler maintenant quelques effets accessoires de

  1. Chez ce malade, l’association de sentiments est engendrée par un plaisir personnel, égoïste. Il y a sans doute des sujets chez lesquels le fétichisme a pour objet leur propre personne. La fable du beau Narcisse est une image poétique de ces tristes perversions. Partout d’ailleurs dans ce sujet, nous trouvons la poésie recouvrant et déguisant le fait pathologique.