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A. BINET.le fétichisme dans l’amour

chisme amoureux. En effet, le fétichisme amoureux est, comme nous l’avons déjà défini, l’adoration de choses qui sont impropres à satisfaire directement les fins de la reproduction.

Schopenhauer, dans sa métaphysique de l’amour[1], qu’il appelle modestement une perle, a bien décrit le sérieux profond avec lequel l’homme examine et critique toutes les parties du corps dans une femme qui commence à lui plaire. Nous voyons là en œuvre ce fait capital de la recherche de la beauté. La considération suprême qui dirige notre choix, dit-il, est celle de l’âge, puis la santé, puis la charpente osseuse ; on est étonné de voir notre philosophe placer tout de suite après la petitesse des pieds, sous prétexte que c’est là un caractère essentiel de la race ; continuant son énumération par ordre de dignité, il cite ensuite la plénitude des chairs, une bonne denture, la beauté du nez, la petitesse de la bouche, la proéminence du menton. Chose curieuse, la beauté des yeux et du front, auxquels se rapportent les qualités psychiques, sert à clore cette liste des perfections féminines. On ne peut pas résister à la tentation de croire que le philosophe allemand s’est laissé guider ici, à son insu, par ses goûts personnels, et qu’il a eu la faiblesse bien humaine de chercher à imposer ses goûts aux autres, sous forme de lois. L’importance qu’il attache à la petitesse des pieds s’appuie, il est vrai, sur la citation qu’il donne de Jésus Sirach (XXVI, 23) d’après la version corrigée de Kraus : La femme bâtie droit et qui a de jolis pieds est comme les colonnes d’or sur des bases d’argent. Mais l’argument nous paraît insuffisant.

S’il y a du fétichise dans l’amour normal, à quel moment ce fétichisme devient-il une maladie de l’amour ?

C’est ici qu’il faut insister ; car le grand intérêt psychologique de ces études, nous l’avons dit et nous le répétons, réside tout entier dans les comparaisons entre l’état normal et ses déviations.

La ligne de démarcation est fort difficile à tracer ; souvent, dans le monde, on prend pour de pures extravagances d’amoureux ce qui est réellement une perversion sexuelle. Les aliénistes le savent bien ; ils se rappellent l’histoire de cet aliéné, fou par amour, qui jetait des pierres dans les fenêtres de sa bien-aimée, et qui fut interné après l’examen de Lasègue. Plus tard, sorti de l’asile, il accusa Lasègue de séquestration arbitraire. Lasègue se défendit lui-même, et il eut quelque peine à faire comprendre aux juges la différence qui sépare le délire érotique du délire des amants (Ball).

  1. A. Schopenhauer, le Monde comme volonté et comme représentation, trad. franç. de Cantacuzène, t.  II, p. 802.