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A. BINET.le fétichisme dans l’amour

l’écarter des désirs allumés par mes sens ; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l’espèce de jouissance dont l’autre n’était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai ainsi passé ma vie à convoiter et me taire auprès des personnes que j’aimais le plus. N’osant jamais déclarer mon goût, je l’amusais du moins par des rapports qui m’en conservaient l’idée. Être aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances ; et plus ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un amant transi. On conçoit que cette façon de faire l’amour n’amène pas des progrès bien sensibles, et n’est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup, à ma manière, c’est-à-dire par l’imagination. Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m’ont conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes. »

Encore la même prétention bizarre à la chasteté.

« On peut juger de ce qu’ont dû me conter de semblables aveux, parce que, dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j’aimais par les fureurs d’une passion qui m’ôtait la faculté de voir, d’entendre, hors de sens, et saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n’ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d’implorer d’elles, dans la plus intime familiarité, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois dans l’enfance avec une enfant de mon âge, encore fut-ce elle qui me fit la première proposition[1]. »

Nous avons reproduit presque in extenso cette observation, que Jean-Jacques s’est laissé allé à conter le plus longuement possible, afin de prolonger son plaisir. Ce sont là d’admirables pages de psychologie. Jamais un sujet n’a décrit une maladie psychique avec plus de finesse et de pénétration. Pour ma part, je tiens cette auto-observation pour capitale ; elle me paraît absolument sincère, car on n’invente pas ces choses-là, quand on n’en a pas la clef ; d’ailleurs l’analyse y reconnaît un grand nombre de détails qui sont caractéristiques du fétichisme amoureux, et que nous retrouverons tout à l’heure chez d’autres malades. Le grand mérite de cette observation est d’être complète ; rien n’est laissé dans l’ombre ; tout est clair, tout se tient, tout est logique.

  1. Confessions, partie I, livre I.