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L. DAURIAC.le criticisme et les doctrines philosophiques

termes conditionnés les uns par les autres. L’infinité du monde, par exemple, dans l’espace implique son éternité, exclut l’intervention du créateur, appelle le déterminisme., etc. Au contraire ceux qui voient dans l’existence du monde un fait contingent nient son éternité ; de même s’ils étaient conséquents à leurs principes, ils affirmeraient la liberté du créateur, celle de la créature… Bref, chacune des thèses, chacune des antithèses, une fois posée, entraînerait logiquement la position des autres. Étant donné l’un des termes de la série, tous les autres semblent l’être. Ainsi chaque fois que l’on fait résonner un son, l’oreille attentive ne tarde pas à entendre résonner faiblement la suite des sons harmoniques.

Voilà ce qui explique et personne ne contestera, je l’espère, la nouveauté de l’explication, pourquoi les philosophes se sont trouvés en lutte non pas seulement contre leurs adversaires, mais encore contre eux-mêmes. Tous ou presque tous ont donné dans le piège où Platon reprochait à Protagoras de s’être laissé tomber : ils logent chez eux leur ennemi.

En effet, il est deux façons de se contredire : la première consiste à opter successivement pour les deux membres d’une même opposition. Dans ce cas, le désaccord avec soi-même ne peut faire l’ombre d’un doute aussitôt produit, aussitôt il se dévoile. Aussi les désaccords de ce genre ne sont-ils pas les plus fréquents. À moins d’admettre avec Héraclite que la loi de la fusion des contradictoires préside à l’ordre du monde, il faut choisir entre la thèse et l’antithèse.

L’autre façon de se contredire consiste à opter pour des thèses indirectement incompatibles ; à être par exemple, en métaphysique, partisan de la création et, en morale, de la doctrine du bonheur. Si l’on admet la classification de l’Esquisse et la loi du conditionnement réciproque des thèses, d’une part, et des antithèses, de l’autre, on admet par cela même le caractère nettement sinon directement contradictoire d’un système où l’homme serait reconnu libre et néanmoins échapperait légitimement au joug de l’obligation morale : de même ce serait encore se contredire que d’affirmer avec Descartes l’évidence fatale du vrai, l’infinité du monde, l’activité créatrice et la personnalité de Dieu. Ce sont là contradictions indirectes et implicites, généralement inaperçues de ceux qui s’y exposent. Il est rare néanmoins qu’elles restent toujours et implicites et indirectes.

En effet si l’on accepte le déterminisme, on vote pour l’une des antithèses. Mais si déjà on s’est déclaré partisan de la création, le fait de se déclarer déterministe implique une volte-face : on a passé dans le camp ennemi : tout à l’heure on était dans le groupe des