Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/251

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
247
L. DAURIAC.le criticisme et les doctrines philosophiques

blant de moralité. L’autonomie de la conscience est un dogme incompatible avec ceux des religions positives, et il faut que cette incompatibilité se maintienne pour que les religions se conservent. Il y a plus. Si l’on considère les faits dans l’histoire, on note un grand nombre de prescriptions religieuses nettement immorales : telles sont les offrandes et les sacrifices destinés à l’apaisement des divinités en courroux, telles sont certaines pratiques bassement superstitieuses, toutes choses où se marque d’ailleurs « un état d’esprit qui n’est pas moins caractéristique de l’homme, étranger au pur animal, que peut l’être n’importe quel sentiment de religion noble et élevé[1] ». N’est-il pas dès lors permis de conclure « à l’existence première des notions morales, à celle d’une forme générale du devoir, à la variabilité et à la corruptibilité de sa matière, et à la dépendance des déterminations de l’idée religieuse par rapport à celle de la moralité[2] L’humanité des premiers temps aurait donc été moralement meilleure qu’elle ne devait l’être plus tard ? M. Renouvier le pense et voici son hypothèse que nous reproduisons presque textuellement. Il croit à l’existence d’une période primitive pendant laquelle se forment des coutumes sous l’action vivante des motifs où le devoir puise sa matière ; cette période serait suivie d’une autre où d’autres manières de penser et de vivre « tendent à se fixer sous l’influence des « actions et réactions d’ordre passionnel qui proviennent des déterminations vicieuses des individus[3] ». Le mal moral serait ainsi l’œuvre des hommes. Aussitôt apparu, il se serait généralisé, étendu par l’effet de conséquences inévitables à cette partie de l’espèce humaine qui n’y aurait point participé tout d’abord. Faites du mal à qui ne vous en a point fait, vous lui inspirerez des sentiments de malveillance. Il voudra se venger, rendre le mal pour le mal ; puis la méfiance s’éveillant en lui peu à peu, il prêtera aux autres des intentions coupables, et voudra en prévenir les fâcheux effets. De la défensive il passera bientôt à l’offensive, et c’est ainsi que l’homme ne tardera pas à devenir un loup pour l’homme. Voilà comment a pu se corrompre la notion de l’obligation morale, l’une des premières écloses dans la conscience de l’humanité. Et par là on s’explique que l’opposition du bonheur et du devoir, loin de précéder les autres dans l’histoire de la philosophie, soit venue sinon la dernière, du moins l’une des dernières. On s’explique aussi que la morale du bonheur ait toujours réclamé sa part dans chaque grand

  1. P. 306.
  2. P. 308.
  3. P. 303.