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nette de la vie heureuse, il sait aussi que jamais il ne la réalisera. L’idée du plus grand bonheur, même de ce maximum relatif de bonheur que l’on croirait tout d’abord humainement accessible, est une contradiction psychologique. Certains plaisirs ébranlent profondément notre âme ; aussitôt qu’ils l’ont ébranlée, ils s’en échappent. D’autres plaisirs ont la durée, mais leur intensité est faible. Et puis, l’homme est doué de raison, et dans l’homme il est rare que la passion et la raison sachent se mettre d’accord. C’est une profonde remarque — dont l’honneur, s’il ne revient pas aux pessimistes seuls, leur revient avant tous les autres, — que l’intelligence, là où elle atteint son maximum de développement, tarit la source des plaisirs intenses, en fait perdre l’habitude et le goût, et conduit insensiblement l’idée du bonheur presque aux antipodes de l’idée du plaisir. La morale de Démocrite, où Epicure devait puiser à pleines mains, n’en est-elle pas la preuve ? Épicure plaçait le bonheur dans l’ataraxie, dans l’insensibilité par conséquent. Héraclite, « dont les Stoïciens furent de vrais disciples en morale[1] », avait énoncé des sentences analogues. Il n’estimait qu’un seul bonheur à la portée de l’homme : celui qui naît de la contemplation désintéressée de l’ordre universel. Cet eudémonisme « de célibataire désabusé », comme dirait M. Renan, ne saurait persuader qu’un petit nombre. D’où vient alors que tous les philosophes de l’antiquité grecque se soient obstinés à maintenir dans une union aussi étroite que possible les deux idées de bonheur et de bien, qu’ils n’aient eu qu’un seul mot pour les désigner l’une et l’autre ? Comment expliquer cela sans renoncer à dire que les origines de la notion du devoir se confondent presque avec les origines de la réflexion ?

Il se pourrait cependant que cette idée d’obligation morale se fût obscurcie dans la conscience humaine sous la double influence de la coutume et de la religion[2]. En effet, l’hypothèse apparaît vraisemblable, si l’on remarque ce qui se passe chez la plupart, où, la puissance de l’habitude se substituant à la vue directe des motifs dans lesquels le devoir trouvait sa matière, la forme même du devoir en vient à s’obscurcir. Par la coutume, les appréciations morales directes s’éliminent peu à peu de la conscience, l’idéal s’efface, l’obligation d’agir disparaît, cédant la place à l’imitation empirique. Quant aux religions, elles servent sans aucun doute au maintien des bonnes mœurs, des bonnes habitudes par conséquent, mais elles se contentent d’une moralité tout extérieure, autant dire d’un faux sem-

  1. P. 328.
  2. Cf. p. 302-308.