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SEIGNOBOS.de la connaissance en histoire

esprit clair et calme prend rarement ses conceptions pour des perceptions. Il s’agit donc de constater une analogie entre l’état d’esprit, de l’auteur et des états d’esprit contemporains observés directement. On détermine à quelle classe d’états psychologiques appartient l’état d’esprit de l’auteur ; et de son état d’esprit on infère la cause probable de ses jugements, car on présume que des états analogues produisent des jugements de même espèce. C’est ainsi qu’on s’attend à ce que les affirmations d’un auteur fanatique soient produites par ses préjugés. L’inquisiteur Étienne de Bourbon raconte qu’un hérétique en brûlant répandait une odeur infecte ; il ajoute que l’odeur des corps humains qu’on brûle est plutôt agréable on en conclut, non que les corps des hommes du xiiie siècle sentaient bon, mais seulement qu’Étienne était trop fanatique pour observer exactement. Ce n’est là qu’un résultat négatif, il n’y a aucun moyen certain de savoir quelle cause a produit un jugement donné. Les historiens admettent d’instinct que l’état subjectif de l’auteur est la cause la moins probable et, à moins de preuve contraire, ils présument que la croyance est produite par une impression du dehors. Une observation exacte apporterait à ce principe plus d’une restriction ; elle montrerait combien peu d’hommes sont capables de se rendre compte par quelle voie leur est venue une croyance et de distinguer ce qu’ils ont vu de ce qu’ils ont imaginé.

Quand on a établi (ou admis) que la croyance a eu pour cause une impression du dehors, il reste à décider si c’est une impression directe ou l’affirmation d’autrui. La déclaration de l’auteur ne suffit pas à décider ; les circonstances permettent seulement d’établir que l’auteur n’a pas pu recevoir d’impression directe, mais elles ne peuvent prouver qu’il en a reçu : un homme, même s’il assiste à un fait, peut fort bien ne pas l’avoir vu. Les historiens admettent implicitement que tout auteur est témoin oculaire des faits contemporains qu’il rapporte (ils procèdent du moins comme s’ils l’admettaient). L’expérience nous montre le contraire : parmi les faits que nous rapportons, ceux que nous avons vus sont le plus petit nombre ; la plupart nous sont venus par un récit ; même un témoin oculaire n’a vu qu’une petite partie de ce qu’il raconte ; il répète ce qu’on lui a dit, ou même il reconstruit les faits. La plupart des faits entrent dans l’esprit par la voie du témoignage ; les vrais documents de première main sont rares. Nous n’avons aucune raison de penser qu’il en ait jamais été autrement, et nous aurions le droit de formuler ainsi le principe : À moins d’indices contraires, on doit présumer qu’un fait affirmé par un auteur lui est connu seulement par témoignage.