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L. DAURIAC.le criticisme et les doctrines philosophiques

VI. — Cette raison pratique nous impose la foi en notre libre arbitre. La maxime de Kant « tu dois, donc tu peux » n’est pas discutable, ou, du moins, pour nier la conséquence, il faut nier le principe. Sommes-nous, ne sommes-nous pas obligés ? Quelle est notre destination ? D’être heureux ? Sans doute, car le besoin du bonheur a dans la nature humaine des racines profondes. Le bonheur est-il à notre portée, et, s’il n’est pas à notre portée, ne faut-il pas y voir le signe d’une destination tout autre ? Soit. L’homme renoncera au bonheur… Mais s’agit-il d’une renonciation formelle, ou d’une simple subordination ? « Osons être heureux », écrivait Henri Amiel dans son Journal intime, et pourtant cet homme, tourmenté du soin de son propre bonheur, au point qu’on a pu l’accuser de le poursuivre en égoïste, savait aussi s’inquiéter d’autre chose. Je me trompe, il ne séparait pas la vie heureuse de la vie conforme à la règle du devoir. Le conflit du bonheur et du devoir peut-il se terminer par un traité de conciliation ? Ou bien ici, comme ailleurs, l’option s’impose-t-elle ?

On peut se demander, en premier lieu, si la notion de devoir est aussi ancienne que l’homme. M. Renouvier tient pour l’affirmative « La réflexion, nous dit-il, ne s’est pas plutôt montrée dans l’homme, à un degré de développement qui suffit pour lui faire apercevoir l’incompatibilité mutuelle de deux fins de désir qui conviendraient l’une comme l’autre à son bonheur, et entre lesquelles il doit choisir, que l’idée du devoir se dégage. C’est une sorte de devoir tout relatif au moi et à ses satisfactions exclusives ; mais encore entre-t-il déjà en opposition avec le bonheur pur et simple, et cette opposition est destinée à se marquer en traits de plus en plus profonds, cette idée nouvelle à se définir pour elle-même, en cessant de se rapporter directement aux fins de l’être sensible. On en vient peu à peu jusqu’à douter qu’elle s’y rapporte d’une manière quelconque[1]. Aussitôt que l’homme se met en marche vers un bonheur dont il a non le pressentiment obscur, mais la claire conscience, il éprouve l’embarras du choix, et la notion d’un devoir-faire s’ébauche. Il garde toujours intact le désir d’être heureux ; il sait ce que comporte un tel désir la possibilité de faire ou d’avoir ce que l’on veut, de l’obtenir sans difficulté, d’en jouir sans aucun trouble, sans crainte aucune d’inconvénients futurs, etc… Malheureusement, s’il a l’idée

    importantes, neuves, pour la plupart, dont ce chapitre est pour ainsi dire rempli. Nos omissions sont nombreuses, mais elles nous sont imposées par les limites dans lesquelles doit s’enfermer une analyse.

  1. P. 296.