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On pouvait espérer que les psychologues de l’Angleterre et de l’Écosse, exempts par méthode et par tendance des préjugés métaphysiques, réussiraient à dégager la notion du libre arbitre de toutes celles qui, visant à l’éclaircir, ne servent en dernier lieu qu’à la fausser ou à la compromettre ; on pouvait croire que Locke arriverait à comprendre ce que c’est qu’un acte libre. On avait, enfin, quelque raison de penser que la critique « de l’idée de connexion nécessaire », où David Hume déploya tout son génie de dialecticien, le conduirait à la négation du déterminisme. Il n’en fut rien. Pour sauver la liberté, il fallut que Kant la transportât dans un monde, réel, à ses yeux, imaginaire aux yeux du plus grand nombre. Loin de triompher, la cause du libre arbitre subissait un nouvel échec, plus éclatant que ses défaites précédentes, et de nature à décourager pour l’avenir les adversaires de la nécessité. Aussi bien, ces adversaires devaient rencontrer devant eux non seulement les arguments métaphysiques de Kant en faveur du déterminisme inflexible des phénomènes, mais encore les preuves bien plus redoutables que les savants contemporains accumulent chaque jour contre le libre arbitre. Le principe de la conservation de la force est un dogme de la physique moderne.

Est-il vrai qu’il se prouve ? D’abord il n’est pas démontré que ce principe vaille pour tous les phénomènes, car il n’est pas certain que la science et la prévision puissent s’étendre à tous les faits de l’univers[1]. En second lieu, ce « principe de la conservation de la force » n’est autre que « le principe mécanique de la conservation des forces vives » ; on le démontre en mécanique rationnelle, donc mathématiquement. On le démontre, dans l’abstrait, dans l’idéal. Mais jusqu’à quel point cette loi se vérifie-t-elle dans l’ordre concret ?

Et maintenant, qu’on veuille bien le remarquer : la raison qui impose à Kant le dogme du déterminisme universel ne diffère peut-être pas de celles que les savants invoquent ; de part et d’autre, il semble que le principe de la conservation de la force reste le grand obstacle à la liberté. Cet obstacle n’est pas infranchissable. Il serait long d’en essayer la preuve, aussi bien cette preuve a-t-elle souvent été faite. Dès lors la nécessité n’est pas, à vrai dire, objet de science on peut y croire, on n’y est pas contraint. On est donc libre, par cela même, de croire que la nécessité ne règne point partout en ce monde, et on doit le croire si l’on prend au sérieux les exigences de la raison pratique[2].

  1. P. 288.
  2. Malgré notre désir, il nous est impossible de noter toutes les remarques