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L. DAURIAC.le criticisme et les doctrines philosophiques

à l’autre comme contradictoires, lorsque ce sont des jugements portant sur le futur, « ainsi qu’on le ferait si l’un des deux, encore qu’on ne sût lequel, était certain par avance[1]. » Aristote incline visiblement vers le libre arbitre, on peut même aller jusqu’à dire qu’il l’admet. Il faut remarquer cependant qu’il a négligé d’éclaircir la question « de l’ambiguïté possible de l’acte au moment critique d’une délibération dont tous les éléments et les mobiles soutiennent cependant des rapports de causalité entre eux et avec d’autres faits. » La question se posera pour la première fois entre les Stoïciens et les Académiciens ou Épicuriens, leurs adversaires.

Arrivons aux temps modernes, après nous être souvenus des mémorables controverses auxquelles se livra le Moyen Age entre le libre arbitre de l’homme et la prescience absolue de Dieu. La théologie chrétienne était condamnée à ces affirmations inconciliables. Le fait admis des commandements de Dieu et de la responsabilité morale lui imposait la croyance au libre arbitre. Quant aux affirmations sur la nature de Dieu, que ce libre arbitre semblait contredire, elles pouvaient se défendre si l’on avait quelque adresse dialectique et si l’on se montrait assez habile pour escamoter la contradiction. Le goût de ces escamotages ne s’est pas encore perdu, et ceux qui se flattent de les réussir en sont encore les premières dupes.

Descartes tenait fortement, lui aussi, « les deux bouts de la chaîne » ; il attribuait à l’homme un libre arbitre infini, à Dieu une absolue connaissance et une absolue toute-puissance. Il apercevait la contradiction, et cependant il déclarait la conciliation tout à la fois possible et « incompréhensible ». D’autre part, après avoir affirmé la liberté de l’homme, sur la foi de « l’expérience interne », il s’empressait de reconnaître que « cette liberté va en diminuant à mesure que les jugements sont moins déterminés par des idées nécessaires », qu’elle va en augmentant à mesure que les motifs de se déterminer laissent moins de place à l’hésitation et au doute[2]. Il en venait donc dans ses « éclaircissements » à identifier le libre arbitre avec « la nécessité d’un bon et juste entendement ». Dans l’esprit de Descartes, le conflit de la liberté et de la nécessité se termine par la défaite de la première. Et il n’en sera pas autrement dans la doctrine de Leibnitz. Leibnitz était poussé vers le déterminisme par son principe de raison suffisante, « affirmation arbitraire », sans doute, mais qu’il érigeait en loi de l’esprit. Aussi avait-il beau distinguer entre deux nécessités, l’une métaphysique, l’autre morale, ses efforts pour échapper à la première ne devaient point aboutir.

  1. P. 242.
  2. P. 254.