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nécessité devait régner longtemps, et sans rivale, sur les esprits, et il ne faut pas s’en étonner, car il est infiniment plus facile de lier les actes aux pensées qui les précèdent, de manière à voir dans celles-ci les antécédents nécessaires de ceux-là, que de « comprendre une égale possibilité de chaînes de faits diverses et mutuellement incompatibles, sans renoncer à l’esprit de la science et même à l’idée la plus naturelle de l’harmonie morale[1]. » Or, dès Socrate, l’idée de la science se précise et même, si l’on peut dire, s’achève, attendu qu’à la notion du déterminisme physique, élaboré par les premiers philosophes, et dont Socrate affectait de se désintéresser, s’ajoute la double notion d’un déterminisme psychologique et logique mais une fois devenue consciente, la nécessité logique prend le pas sur toutes les autres.

L’idée psychologique du libre arbitre se présentera bien après l’idée antagoniste du déterminisme interne, et l’on doit avouer qu’à ce point de vue les auteurs dramatiques, Euripide, par exemple (dans Hippolyte), ont singulièrement devancé les philosophes. En effet, Platon reproduira, ou peu s’en faut, la doctrine de Socrate ; il parlera sans doute d’une chute des âmes, d’un ordre providentiel, d’une victoire définitive du bien ; cependant, s’il lui arrive d’entendre les protestations de la conscience morale contre la doctrine de la nécessité, il les enregistre sans leur accorder l’importance qu’elles méritent, à plus forte raison, les conséquences qu’elles réclament.

Aristote enseignera dans ses livres éthiques « que les choses qui dépendent de l’homme peuvent être différentes de ce qu’elles sont ; peuvent, c’est-à-dire, ne sont ni plus ni moins l’une que d’autres, avant l’accomplissement ; que l’homme est principe et cause de ces actes, incompatibles entre eux, qui sont égaux devant l’expérience anticipée, que ni l’appétit, ni le désir, ni la réflexion ne suffisent pour définir un de ces cas de volonté et de choix volontaire qui portent sur des possibles opposés, qu’il dépend ainsi de nous d’être bons ou mauvais, quoique la perfection morale nous soit refusée, et qu’enfin c’est pour cela seulement que nous sommes répréhensibles, ou que nous méritons qu’on nous loue, en sorte que la responsabilité est la preuve de la liberté de choisir. Ces déclarations contiennent l’essentiel de tout ce qui a été employé depuis lors à l’affirmation du libre arbitre[2]. » On sait, d’ailleurs, que dans sa physique Aristote donne une place « au pur accident » ; que dans sa logique il admet l’impossibilité d’opposer deux jugements l’un

  1. P. 238.
  2. P. 241.