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L. DAURIAC.le criticisme et les doctrines philosophiques

V. — Le conflit de la liberté et de la nécessité n’est-il pas le plus ancien de tous ? Il paraît hors de doute que cette opposition s’est montrée tout d’abord dans l’ordre pratique et tout spécialement dans le domaine des idées religieuses, plus ancien que celui des idées philosophiques. Au début de la réflexion un double phénomène mental se manifeste, il persiste encore et peut-être ne finira-t-il pas de sitôt. D’une part, l’esprit théorique exige un monde que la nécessité gouverne ; d’autre part, « l’esprit pratique instruit par la reconnaissance d’une règle des mœurs, par l’établissement des lois civiles et par la formulation de préceptes divins de justice et de pureté, demande à regarder l’obéissance et la désobéissance, la soumission et la révolte, comme des actes facultatifs, également au pouvoir de l’homme, ce libre sujet de la loi[1]. » L’alternative s’est posée dans Homère : des textes en donnent la preuve. « Le fait est que les poésies homériques, plus tard la poésie gnomique avec ses maximes, et enfin la poésie dramatique, malgré l’importance du fatum comme élément de la tragédie, abondent en pensées et en jugements d’ordre pratique, impliquant formellement l’ambiguïté des futurs contingents[2]. »

Chez les philosophes, la thèse du libre arbitre et celle de la nécessité ne s’opposent l’une à l’autre qu’après Socrate, c’est-à-dire après les premiers tâtonnements de l’observation intérieure. Peut-être on exagère en attribuant à Socrate l’honneur d’avoir été, selon l’ordre des temps, le premier des psychologues ; toutefois on doit reconnaître que Socrate a enseigné une psychologie déterministe. L’identité de la vertu et de la science était un de ses dogmes favoris, et s’il écartait toute possibilité de faute chez l’homme parfaitement instruit, c’est parce que cette capacité de faillir lui semblait impliquer une contradiction logique. À un point de vue rigoureux, le déterminisme socratique est aussi celui des premiers physiologues ; il ne repose pas, comme celui-ci, sur la doctrine d’un ordre immuable (Héraclite), ou d’une liaison mécanique des phénomènes (Démocrite) ; il tire son origine d’une croyance qui paraît s’être imposée à Socrate sans discussion préalable avec soi-même. Il s’agissait d’expliquer le passage de la connaissance à l’acte, et Socrate en trouva d’emblée l’explication dans ce principe du déterminisme interne qu’on a depuis lors expliqué ou commenté, tenté de démontrer de diverses manières, sans pouvoir y ajouter rien d’essentiel[3]. L’hypothèse de la

  1. P. 227-228.
  2. P. 229.
  3. P. 236.