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même Descartes, comme si en laissant intervenir le Démiurge, le Suprême Désirable ou le Dieu des chrétiens, ils avaient subi à contre-cœur l’influence de préjuges extra-métaphysiques. Voilà comment on écrira l’histoire lorsque les évolutionnistes, définitivement vainqueurs, auront imposé à leurs adversaires la paix et le silence. Ce moment viendra-t-il ? N’en viendra-t-on pas, au contraire, à s’apercevoir que l’évolutionnisme soi-disant scientifique résulte moins d’une traduction littérale des faits de la nature, que d’une paraphrase, comme s’en permettent trop souvent les commentateurs avides d’ajouter aux textes pour les mieux éclaircir ? Si la descendance et la variabilité ne sont pas encore articles de science positive ; si la continuité des formes n’est pas établie, mais seulement supposée ; si la divergence des caractères spécifiques n’est, à l’heure actuelle, expliquée que par des hypothèses ; « si les lacunes qu’on avoue entre les espèces sont comblées par des interpositions gratuites, moyennant ce prétexte et cette défaite que les vides ne manqueraient pas de disparaître à nos yeux si nos connaissances étaient plus étendues qu’elles ne sont[1] », la conclusion est inévitable : l’évolutionnisme est objet de foi, non de science ; le système de la création ne trouve dès lors, en face de lui, qu’un autre système, à bases pseudo-scientifiques, et dont l’architecture, malgré ses apparences de solidité plus grande, n’est guère aujourd’hui moins fragile qu’elle ne l’était il y a deux siècles. Entre l’évolution et la création, le choix reste toujours permis. Or si l’on songe que l’évolutionnisme ne peut se soutenir qu’au prix d’une contradiction logique, car il appelle l’infinitisme ; si l’on admet, avec un contemporain, que le théisme[2], « indépendamment de toute garantie objective, est ancré subjectivement en nous, à raison de sa convenance avec notre mode essentiel de construction, comme penseurs, » on aura de sérieux motifs pour accueillir favorablement l’antique doctrine de la création. D’un autre coté, si l’on se décide à jeter par-dessus bord les attributs métaphysiques de Dieu, et par conséquent à se débarrasser du mystère de la non-contradiction des contradictoires[3], pour se contenter « du dieu des aspirations morales », on s’apercevra bientôt que « les difficultés insurmontables se trouvent toutes du côté des systèmes de la matière éternelle et des phénomènes sans commencement et sans borne, et que la philosophie critique est tenue de reconnaître la légitimité de la croyance en Dieu et à la création. »

  1. P. 200.
  2. William James, Action réflexe et théisme, traduit dans la Critique philosophique, 10e année, nos 25 et 26.
  3. P. 225.