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L. DAURIAC.le criticisme et les doctrines philosophiques

âge même, l’émanatisme l’emporte, là où l’autorité de la scolastique chrétienne ne se fait pas sentir.

Du moins le premier philosophe des temps modernes, Descartes, admettra la personnalité divine et l’acte créateur[1] ? Sans doute, puisque Descartes a produit Malebranche et que Malebranche était chrétien et prêtre. « D’un autre côté, Spinoza et Leibnitz sont en grande partie disciples de Descartes. Or on trouve : « chez le premier, un panthéisme absolu, qu’on pourrait appeler statique, car il n’ouvre aucune vue sur un développement progressif de l’univers ; chez le second, un panthéisme déguisé mais réel, et cette fois plutôt dynamique, préparant sous certains rapports les vues évolutionnistes qui commencèrent à chercher leurs formules peu après lui. »

Leibnitz a eu beau maintenir l’idée d’une « cause suprême extra-mondaine », se préoccuper de rendre sa théodicée acceptable à l’Église, il n’en a pas moins formulé, en termes exempts de toute équivoque, « les principes les plus ordinaires des systèmes modernes d’évolution de la nature[2] ». Si l’on a pu douter de la profondeur des convictions chrétiennes chez ce philosophe, on ne doit point méconnaître combien Charles Bonnet, que ses doctrines rapprochaient de Leibnitz, fut toute sa vie, et très sincèrement, attaché aux dogmes fondamentaux du christianisme. Or la thèse que développa l’auteur de la Palingénésie est décidément évolutionniste, cela encore résulte de textes formels[3]. Vers 1763 paraissait à Amsterdam la seconde édition en quatre volumes d’un livre De la Nature, dont l’auteur, J.-B. Robinet, déclarait s’inspirer des principes de Leibnitz. Robinet, lui, n’est pas retenu par la foi chrétienne et n’a d’autre souci que d’interpréter la doctrine de son maître par le développement des conséquences. Il réduit l’idée de création « à celle d’une subordination éternelle de la nature, en tant qu’effet, à sa cause enveloppante unique. La causalité ainsi comprise est la seule notion moyennant laquelle il consent à se représenter Dieu. Il refuse à Dieu non seulement les attributs métaphysiques, dont il démontre le caractère contradictoire, qu’ils tiennent de l’application de l’idée d’infini, mais encore les attributs moraux. » À ses yeux, le monde créé est coéternel à son créateur. « On se souvient que c’est en ce même sens qu’Aristote entendait éviter le procès à l’infini tout en niant l’existence d’un commencement des phénomènes. Seulement la cause efficiente remplace ici la cause finale du moteur

  1. P. 133.
  2. Ibid., p. 142.
  3. P. 145-157.