Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
234
revue philosophique

aussi, conséquence inévitable, du mouvement. Plus tard, avec les Atomistes, l’Infini prendra sa revanche ; mais quelle revanche incomplète ! D’abord l’existence du vide et par là même du non-être sera maintenue contre les Éléates ; en outre, l’atome insécable de Leucippe et de Démocrite ne sera, lui aussi, qu’un semblant d’indivisible. N’est-il pas un corps, et, comme tel, n’a-t-il pas, un dessus, un dessous, un côté droit, un côté gauche[1]. L’atomisme est donc le triomphe de l’infinitisme ; ajoutons, bien qu’il soit superflu sans doute d’en faire la remarque, de l’infinitisme quantitatif. Aussi bien, durant toute l’antiquité, le mot infini n’aura pas une autre fortune. Chez les dualistes, par exemple, l’infini se dira de la matière et de la nature, non du Démiurge dont l’excellence exclura, au moins dans l’intention des philosophes, tout vestige d’indétermination.

Dans la philosophie chrétienne, ce sera l’inverse. Le monde sera fini et Dieu infini. D’où vient ce changement de sens ? Ne peut-on pas dégager de certains textes, chez Platon et surtout chez Plotin, les éléments de cette interprétation nouvelle ? M. Renouvier le pense[2]. On regrette vraiment de ne pouvoir transcrire les pages profondes consacrées au développement de cette opinion.

Ainsi, les philosophes chrétiens oseront faire passer l’infini dans l’ordre de la qualité, et cela sans prendre la précaution de lui interdire désormais toute relation d’ordre quantitatif. De là, les labyrinthes dans lesquels se sont engagés les scolastiques, leurs dissertations sur l’immensité et l’éternité divine où ils font des prodiges d’habileté dialectique ; de là les « scandales » de la philosophie moderne. On peut bien risquer ce mot si l’on songe que Leibnitz a vu clair dans les relations de l’infini et du nombre, qu’il a compris à quel point le concept d’un nombre infini est contradictoire, et que cependant il a professé, en métaphysique, la doctrine de l’infini actuel. À part les psychologues anglais dont la plupart évitent la contradiction s’il s’agit du monde, quitte à la subir bientôt, quand il s’agira de Dieu, l’infinitisme est le caractère de presque tous les systèmes de métaphysique, non seulement de Pythagore à Aristote[2], d’Aristote à Plotin, de Plotin à Descartes, mais encore de Descartes jusque et y compris Kant. L’auteur de l’Esquisse a porté sur les antinomies kantiennes un jugement digne de remarque. Kant lui apparaît le prédécesseur de Hegel, par son refus d’opter entre les thèses et les antithèses, et par l’impossibilité d’option à laquelle le condamnait à l’avance la distinction regrettable des phénomènes et des noumènes. « Kant a-t-il.

  1. P. 34-35.
  2. a et b Cf. p. 45 et 57.