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3o Le monde est incréé.

4o La nécessité le gouverne et l’homme y est soumis.

5o La recherche du bonheur est l’objet de la morale.

6o La vérité est évidente et brille de sa propre lumière ; elle a ses prédestinés et ses réprouvés. Étant données ces six propositions, prenez pour chacune d’elles la négative correspondante, vous aurez non plus six thèses, mais six couples de thèses, six antinomies.

Kant a déclaré insolubles les antinomies de la « cosmologie rationnelle » ; il n’a pas opté, mais il a compris la nécessité d’opter ; car, ne voulant point la subir, il l’a éludée. Il a imaginé, par delà ce monde de l’expérience, un autre monde, supra-sensible, gouverné peut-être par des lois aussi inflexibles que celles de notre univers phénoménal, affranchi cependant des mêmes nécessités. Le monde des noumènes, où Kant n’ose pénétrer, lui sert précisément de refuge contre les impératifs de l’intelligence, si toutefois l’on peut donner ce nom aux principes formels de la pensée. Il les reconnaît, attendu qu’il s’y dérobe, et s’il cherche au monde des phénomènes un support métaphysique dans le noumène, c’est qu’il comprend que dans un monde où le phénomène subsisterait par sa vertu propre, l’axiome de contradiction pèserait de tout son poids sur les esprits et avec toutes ses conséquences. La plus immédiate de ces conséquences est le principe de l’alternative. Or ou ce principe ne signifie rien, ou il oblige ceux qui n’entendent point rester sceptiques à choisir entre les thèses et les antithèses. M. Renouvier devait nécessairement choisir, car on sait que, dans sa philosophie, derrière le phénomène il n’y a rien à trouver, rien à chercher. Quand on se résigne à porter le deuil de la substance, il faut prendre très au sérieux la loi de l’alternative : encore une fois, il faut parier. Les criticistes ont donc parié. Sont-ils les seuls ? N’est-il pas vraisemblable que l’opposition entre les thèses et les antithèses a dû se marquer sinon dès l’origine, du moins peu de temps après la naissance de la philosophie ?

Ne serait-il pas vraisemblable que la thèse et l’antithèse répondissent chacune à des aspirations différentes de notre nature, ayant chacune ou du moins croyant avoir un droit égal à être satisfaite ? Il se pourrait, par exemple, que la raison exigeât un monde borné dans l’espace et que l’imagination désirât tout le contraire. Alors qu’arriverait-il ? Ou bien l’on opterait « la mort dans l’âme » en faisant de nécessité vertu, ou bien on prolongerait la crise, en opposant à la raison des raisons qu’elle serait censée ne connaître pas, en tenant « les deux bouts de la chaîne », en assimilant la contrainte logique à l’une des formes du mal, et l’un des signes de l’imperfection