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L. DAURIAC.le criticisme et les doctrines philosophiques

L’obligation du pari s’impose à tous les hommes. Tous n’en ont point conscience. La majorité, et dans cette majorité sont les philosophes, — Kant fait exception, — attribue l’affirmation de la vérité à une sorte d’illumination tantôt soudaine, tantôt progressive, toujours fatale. De là vient l’intolérance. Comme on a reçu l’impression du vrai, comme on a subi cette impression, l’étonnement arrive chaque fois que d’autres qui, eux aussi, prétendent l’avoir subie comme nous, énoncent sous le nom de vérités des doctrines que nous jugeons fausses. Nous inclinons à douter de leur intelligence quand nous ne doutons pas de leur sincérité, ou bien nous cherchons dans leur caractère, leurs habitudes d’esprit, leurs dispositions morales, l’origine de ces opinions qui nous choquent. L’erreur consiste à ne point remarquer qu’il en est ainsi de nos propres croyances. Ainsi la foi en évidence objective est un effet de l’illusion métaphysique. Tous ou presque tous en sont dupes, métaphysiciens et gens du monde, métaphysiciens en première ligne. Écoutez Descartes : « Ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à une chose lui appartient en effet » ; écoutez Spencer : « Si le réalisme n’était pas le vrai, la doctrine de l’évolution serait un songe. » À ses yeux, cette doctrine est l’évidence même. Et cependant ses adversaires se comptent et dont plusieurs, sans aucun doute, la condamnent au nom de l’évidence.

L’extrême diversité des opinions et le degré de confiance qu’une opinion inspire, malgré le nombre souvent incalculable des avocats de l’opinion adverse, donnent raison aux sceptiques contre les dogmatiques. En fait, rien n’est évident ; en fait, il y a des hommes qui adhèrent à l’évidence et se déclarent certains. En fait, la certitude dont un jugement s’accompagne n’est point attachée à son contenu, la vérité et l’erreur ne sont pas des caractères intrinsèques de telle ou telle proposition, puisque ce qui est nié comme faux par le spiritualiste est affirmé comme vrai dans le groupe des matérialistes, puisque la même nécessité qui obligeait Descartes à distinguer sa personne de la personne divine imposait à Spinoza l’absorption de la multiplicité des choses contingentes dans l’unité de l’Être nécessaire. En droit, le dogmatisme ou l’évidentisme est insoutenable. D’autre part, en fait, le scepticisme est impraticable. De là vient que l’homme ne peut éternellement rester suspendu entre l’affirmation et la négation. De là vient qu’il choisit entre l’une et l’autre soient,

Soient par exemple, six propositions :

1o Le principe du monde est de la nature des choses sensibles.

2o Le monde est infini dans le temps, dans l’espace, dans le nombre des éléments qu’il contient.