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changements, et c’est précisément aux articles d’évidence que je viens de nommer que se rapportent les grands problèmes philosophiques, incessamment débattus, dont les solutions proposées n’ont jamais pu, du moins à la satisfaction commune de ceux qui pouvaient les comprendre, justifier théoriquement de leur évidence. » Ainsi, d’une part, l’auteur de l’Esquisse n’accepte pas qu’il y ait un seul « principe », objet d’assentiment universel ; d’autre part, il n’accepte point non plus que le scepticisme s’étende à tout. Le philosophe qui conteste son existence personnelle, la réalité subjective de ses propres idées, l’apparence d’un monde extérieur, celui-là ne s’est jamais rencontré dans l’histoire. « Protagoras argumentait avec une égale énergie contre l’absolu, et enseignait le système de la multiplicité, de la relativité et de l’instabilité universelles, la réduction de la connaissance aux impressions actuelles de chacun, qui font loi pour lui, qui sont ce qui seul a droit au nom de vérité, et ce à quoi rien d’autre n’est opposable en guise de réfutation. » Protagoras admettait donc la réalité de ces « impressions actuelles. » L’attitude de Pyrrhon devait être sensiblement celle de Protagoras. Nul n’a contesté la réalité du phénomène en tant que pure représentation, et tout sceptique, bon gré mal gré, a dû faire à l’affirmation sa part. Mais autre chose est ce dogmatisme instinctif, qui est celui de tout le monde et se borne plus ou moins consciemment à constater des apparences, sauf à les décorer ensuite du nom de vérités ; autre chose est le dogmatisme réfléchi d’un Descartes par exemple et de tous les métaphysiciens sans exception. C’est contre ce dogmatisme que les sceptiques combattent. Sans l’autre, si toutefois c’en est un, le scepticisme même serait impossible : en effet le scepticisme est une attitude de l’esprit, or à toute attitude il faut une base, une matière, un point fixe ; il faut à propos de quoi l’on puisse douter : ce quelque chose, c’est le phénomène dont la réalité phénoménale, si l’on peut ainsi exprimer, n’a jamais été objet de discussion. Il y a lieu de discuter, à propos du phénomène, non sa phénoménalité, mais bien ce que l’on pourrait appeler sa valeur significative. Les dogmatiques terminent la discussion par l’affirmative ; les sceptiques prétendent que le problème une fois énoncé ne se peut résoudre ; les criticistes, ne voulant pas rester suspendus entre l’affirmation et la négation, s’affranchissent du doute par une sorte de pari. Entre la thèse et l’antithèse ils choisissent, ils votent et jamais ils n’oublient l’origine volontaire de leur option. Dans la Philosophie de la liberté Charles Secrétan donne la formule de l’essence divine : « Je suis ce que je veux. » Cette formule ne s’appliquerait-elle pas fort bien au criticisme français ?