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consciente des objets que nous allions lui soumettre. Du reste, la présence de l’écran rendait impossible toute supercherie. Nous avons commencé par les test-caractères et B… a lu avec peine deux ou trois lettres de 12 millimètres de hauteur. Expérience lente, très pénible et peu concluante, le sujet sachant à peine lire.

Plaçant alors devant lui une série d’écheveaux de laine d’Holmgren (qu’il n’avait jamais vus), nous lui ordonnons de choisir les rouges ; il le fait aussitôt, tâtant les laines, rejetant sans hésiter les couleurs différentes, hésitant pour les gris et les roses, et dressant en somme nettement la gamme des rouges.

Même expérience pour le vert, puis pour le bleu et toujours même succès. Nous ordonnons alors, après avoir tout mélangé, de mettre les rouges à droite, les verts à gauche. B… ne reconnaît à peu près plus rien, il brouille tout ; il est paresseux, la fatigue est venue. Alors nous remettons au lendemain.

Le lendemain, les mêmes expériences sont faites devant un certain nombre de collègues attirés par la nouveauté de nos recherches. Nous avons soin de donner d’autres échantillons de laines, roulés sur des cartes et inconnus du sujet. Le succès de l’expérience est indiscutable.

Nous voulons voir si les qualités tactiles des laines teintes suffisent à les faire reconnaître. C’est en effet une hypothèse légitime, quoiqu’elle ait peu de valeur, en présence de ce fait que les laines étaient nouvelles et n’avaient jamais été montrées à B… Nous faisons, dans notre cabinet, une nuit absolue, telle qu’aucun de nous ne pouvait distinguer quelque objet que ce fût, et, plaçant la main de B… dans un carton contenant des échantillons nombreux, nous lui commandons d’y prendre les laines bleues. Aussitôt il bouleverse tout, jette au loin, comme un fou, des échantillons quelconques, nous repousse, et semble tellement agité que nous interrompons cette expérience en la croyant manquée ; mais, ayant fait entrer la lumière, nous apercevons aussitôt qu’il tient caché contre sa poitrine quelque objet qui lui semble précieux. Il prend une attitude menaçante si l’on fait mine d’y toucher et nous sommes obligé de l’inhiber pour nous en rendre maître. Or il cachait dans sa poitrine quatre échantillons de laine bleue, qu’il avait réussi à saisir et à distinguer, en quelques secondes, au milieu de la masse.

À diverses reprises, la couleur indiquée lui a donné des impulsions brutales et comme un désir de possession irrésistible.

Un jour, suggestionné pour le rouge, il vint à frôler le pantalon garance d’un de nos collègues de l’armée qui assistait à ces recherches. L’étoffe fascinatrice fut aussitôt saisie et tirée avec une violence telle que sans l’hypnotisation immédiate, c’en était fait du drap d’ordonnance de notre confrère. La précédente expérience semble prouver que des laines teintes peuvent être reconnues par leurs qualités tactiles seules, alors même qu’elles n’ont jamais été vues ni touchées antérieurement.