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ANALYSES.ferraz. La philosophie en France au xixe siècle.

en rien dire, vingt ans plus tard, introduisait subrepticement un petit monosyllabe et écrivait : « Si Dieu n’est pas dans tout, il n’est dans rien, » un tel homme, s’il est par surcroît dogmatique et autoritaire, doit fatalement s’aliéner les philosophes de bonne foi comme J. Tissot et toute la jeunesse, car la jeunesse est sincère et de bonne foi. « C’est une attitude, dit M. Ferraz, qu’il n’est pas permis d’approuver. » C’est trop peu dire, beaucoup trop peu : il est noble de confesser que l’on s’est trompé, mais gratter ou ajouter un mot dans un écrit signé de sa main, comment appelle-t-on cela ? Et que nous restera-t-il donc, à nous qui ne sommes que philosophes non savants (les faits scientifiques sont vérifiables), à nous qui n’avons point d’autre mérite que notre sincérité, que nous restera-t-il donc de crédit auprès de la jeunesse, si elle, jeunesse généreuse, peut suspecter notre sincérité même ? On ne nous demande que l’accord avec nous-mêmes, la franchise et la sincérité, mais on la veut pleine et entière et l’on a raison. Accumulez donc les circonstances atténuantes, entraînements oratoires, chaires à conquérir, portefeuilles à mériter, adversaires à accabler, Université même à défendre et enseignement philosophique à sauver du naufrage — nous sommes les jeunes, les sincères, les naïfs si vous voulez, et vous ne nous persuaderez pas, quand même vous nous auriez persuadés ! N’est-ce pas l’explication de l’impopularité persistante de V. Cousin ? Le père de l’Église éclectique eut le double tort de jouer aux Bossuet en philosophie et de donner à ses adversaires le droit d’écrire l’histoire de ses variations.

T. Jouffroy est décidément le philosophe le plus sympathique de son école : certes il a varié, lui aussi, et sur des points essentiels, puisqu’il soutint au début de sa carrière psychologique que l’âme ne se connaît pas autrement que les autres forces de la nature, c’est-à-dire, au fond, comme cause hypothétique de phénomènes connus, et qu’il professa plus tard que, selon la doctrine de Maine de Biran, elle se perçoit immédiatement comme cause quand elle est active et comme substance quand elle est passive. Qui songe à lui faire un crime de ce changement de système ? C’est que depuis la fameuse nuit de l’École normale où il sentit les croyances de la jeunesse l’abandonner et se dissoudre, jusqu’au célèbre discours où il nous montre la seconde pente de la vie, « le pâle soleil qui l’éclaire et le rivage glacé qui la termine », on le reconnaît toujours à la sincérité de l’accent, au charme douloureux de l’émotion dans l’analyse et à l’unité partout visible de l’inspiration philosophique. Chose étrange ! c’est le psychologue qui s’est le plus appliqué à creuser un abîme entre l’âme et le corps, le physique et le moral, et à cette heure même, où les doctrines opposées triomphent, où l’abîme creusé de ses patientes mains semble comblé, il est le moins vieilli des psychologues de son école. Ses analyses psychologiques restent à la science comme des matériaux infiniment précieux : les dogmes finissent, mais les bonnes analyses psychologiques ne périssent pas avec eux. M. Ferraz est donc bien inspiré quand il lui consacre presque autant de pages qu’à Cousin