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contemple du dehors, une pierre pensante, disait Aristote : le moi est abstrahens, non abstractus ; l’abstraire c’est le créer, le rendre abstrait c’est le détruire. On peut dire : telle psychologie, telle pédagogie, mais il faut entendre ce dernier mot dans son sens le plus large, l’éducation de l’homme par lui-même et par autrui, par la vie et par l’école. Passer de la vie animale, que caractérise l’instinct, à la vie humaine, où dominent l’effort et la réflexion, et de celle-ci à la vie spirituelle, où la volonté sent son identité fondamentale avec le Bien, telle est la destinée du philosophe. « Alors, dit Biran, la raison étant moins troublée dans son exercice, moins offusquée par les affections et les images qui l’absorbaient, Dieu, le souverain Bien, sont comme des nuages ; notre âme le voit, le sent en se tournant vers lui. » Ce sont là ses novissima verba : c’est le passage de la personne-moi à la personne-Dieu — d’un pôle à l’autre, mais par des transitions insensibles. Tous les hommes n’ont pas reçu la mission de devenir philosophes et mystiques, mais tous doivent s’éclairer, et puisque l’intelligence procède de l’effort, il y a une radicale contradiction dans tout système de pédagogie qui tend à supprimer l’effort. Autre conséquence : développer l’effort personnel c’est affranchir le moi et par là même développer la moralité. Voilà une dangereuse antinomie renversée : le vrai savoir est moral par cela seul qu’il est le savoir ; bien plus, il fonde la moralité et ne saurait s’en distinguer. À ceux qui en doutent, répondez hardiment : vous ne parlez pas du vrai savoir conquis par l’effort, vous parlez du vain psittacisme si bien nommé par Leibniz. Sachons gré à M. Ferraz d’avoir insisté sur ces pages éloquentes où Biran commente à la fois Rousseau et Platon en restituant pour son propre compte l’antique théorie de l’identité de la science avec la vertu : on vient de voir que cette doctrine de l’éducation n’est pas empruntée, greffée à grand’peine sur un système qui y répugnerait, mais qu’au contraire elle découle rigoureusement des principes mêmes de ce système. Comme l’intelligence dérive de la volonté, la science doit procéder de l’effort personnel : acquérir la science par d’autres moyens, c’est se rendre coupable d’un vol et d’un mensonge. Biran avait-il assisté à ces cours de mathématiques où les cadets d’avant la Révolution disaient négligemment à leur professeur Monge : « Monsieur le professeur, donnez-nous votre parole d’honneur que ce théorème est vrai ; nous vous dispenserons volontiers de la démonstration. » Tel qui réclame la science intégrale serait donc bien fâché qu’on la lui infligeât : il faudrait du moins que cet ingénieux instrument, le psychomètre, dont Bonnet n’a inventé que le nom fût construit par un nouvel Edison. Développer les facultés inférieures, la mémoire, l’imagination, au préjudice des facultés supérieures, l’effort personnel et la réflexion, « c’est vicier dans son principe la constitution de l’homme » (95). La plus haute formule du savoir humain, c’est le plus philosophe des savants et le plus savant des philosophes de ce siècle qui nous la fournit. « À quoi sert le monde ? disait Ampère ; à donner des idées aux esprits ! » Si M. Ferraz eût pu lire les lettres iné-