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ANALYSES.ferraz. La philosophie en France au xixe siècle.

une dualité qui répugne, n’est-ce pas tomber dans un cercle vicieux : qu’éclairera-t-elle cette intelligence, si le vouloir n’est rien sans elle ? Les rayons se perdront dans le vide et le néant : ce n’est plus même la fable de l’aveugle et du paralytique, c’est un fantôme de paralytique dirigeant un fantôme d’aveugle ! L’intention de M. Ferraz est certes des plus louables : en opposant à Biran sa première objection, il prétend sauvegarder la liberté morale compromise, car, dit-il, « c’est la véritable liberté, celle que, suivant les grands enseignements du Portique, on peut conserver jusque dans les fers, tandis que l’activité, la liberté, telle que Biran la décrit, serait à la merci d’un despote ou d’une simple paralysie. » Eh ! sans doute, il dépend d’un despote de me reléguer dans le monde des noumènes, mais pour la préserver plus sûrement, vous reléguez vous-mêmes la liberté dans un for intérieur qui est nne prison et où elle périra d’inanition. Il est tentant, j’en conviens, de substituer à l’effort musculaire l’effort volontaire, à celui-ci l’amour devenu ainsi le dernier fond de notre être, mais je crains qu’il ne faille rejeter ces prétendues rectifications du biranisme et se souvenir ici du mot de Bossuet sur les quiétistes de son temps : « Épaississez-moi cela ! » En effet, un résistant interne deviendrait externe par cela seul qu’il résisterait qu’auriez-vous gagné en substituant au corps propre tout un monde d’images et d’idées qui deviendraient ainsi comme le premier corps de l’âme ? Vous auriez une âme à compartiments et des idées ou des images voltigeant dans ces compartiments comme dans une volière. Non, dirait Maine de Biran, ce prétendu résistant in terne n’est résistant qu’en tant qu’il est physiologique, cérébral, c’est-à-dire en tant qu’il s’extériorise. Les idées ne sont que les déterminations de l’activité et ne sauraient la précéder : elles enveloppent cette activité et par conséquent lui sont postérieures dans l’ordre psychologique des causes et des effets. L’intelligence, c’est cette empreinte de la main sur le sable dont parle Aristote : l’empreinte fût-elle éternelle ne s’expliquerait pas d’elle-même et ne deviendrait intelligible que par l’antériorité métaphysique de la main, de l’effort et du vouloir. Si Dieu n’existe pas, quel Dieu faudrait-il inventer ? Spinoza semble poser cette question et la résout ainsi : « Je l’avouerai, cette opinion qui soumet toutes choses à une certaine volonté indifférente, s’éloigne moins du vrai, à mon avis, que celle qui fait agir Dieu en toutes choses par la raison du bien. » En d’autres termes, c’est la volonté qui crée l’intelligence : qu’on ne s’étonne pas de nous voir recourir à la théodicée et lui emprunter ses arguments, car la science de Dieu n’est qu’une psychologie sublime, Montaigne disait sophistiquée.

Dire que l’intelligence est une création du vouloir, ce n’est peut-être pas assez dire : le vouloir crée l’âme, est l’âme. Ce spiritualisme se démontre en se pensant : sitôt que la pensée faiblit, le doute survient, et quand elle s’éclipse sous la phrase ou sous l’érudition, le doute est au cœur du système alors même, alors surtout que les affirmations deviennent de plus en plus tranchantes. L’âme n’est pas quelque chose que l’on