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laissé un regret : je cherchais la solution historique du grand problème de leurs rapports mutuels et de l’influence qu’ils ont exercée l’un sur l’autre. Le problème est posé, mais il n’est pas discuté ; il est vrai que si nous en croyons M. Charpentier[1], il est presque insoluble. Cependant M. Ferraz en a senti toute l’importance et il donne trois raisons qui, selon lui, doivent faire attribuer à Biran le titre d’inventeur et à Ampère celui de simple collaborateur : 1o le mémoire de 1804 est tout pénétré de l’esprit de Condillac ; 2o Ampère avoue lui-même qu’il doit à Biran sa manière de voir actuelle (1806 ou 1807) ; 3o Ampère, quand il fait le départ des découvertes de Biran et des siennes, les classe en cinq catégories et ne s’attribue personnellement que la cinquième qui est la théorie des relations des noumènes. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette difficile question, encore moins de la résoudre en passant : la solution de M. Ferraz ne peut être la vraie, mais la sentence est portée avant que le procès soit suffisamment instruit. La publication des réponses de Biran aux lettres d’Ampère sera, je l’espère, une pièce importante du dossier.

« Il serait à désirer qu’un homme accoutumé à s’observer analysât la volonté comme Condillac a analysé l’entendement. » Ces paroles de Maine de Biran qui pourraient servir d’épigraphe à son œuvre sont bien décourageantes pour qui tenterait de résumer l’étude si pleine et s ; nourrie de M. Ferraz : ce serait analyser l’analyse d’une analyse ! Nous n’insisterons donc que sur deux points : les critiques que notre auteur adresse à Biran et la théorie de l’éducation qu’il est le premier à dégager de ses écrits et de son système.

Ces critiques sont au nombre de deux principales : 1o Biran aurait eu le tort de n’envisager l’activité, l’effort moteur, le vouloir que dans ses effets physiologiques. « Biran aurait dû, à notre avis, pour éviter à ce sujet toute méprise, montrer que, outre l’activité qui fait effort contre un résistant externe, il y en a une qui fait effort contre un résistant interne, contre la passion, contre les images, contre les idées qui s’y associent » (p. 73). 2o L’intelligence ne saurait dériver de la volonté, comme Biran semble le croire et comme son système l’exige, « car l’activité envisagée seule et pour ainsi dire in abstracto peut produire des actes, mais rien de plus ; pour qu’elle produise des actes intellectuels, il faut qu’elle soit douée d’intelligence. Qu’est-ce qu’une volonté dont l’acte consiste à vouloir sans idée préconçue, c’est-à-dire sans que le voulant sache ce qu’il veut ? (Ibid.) Ces objections sont graves sont-elles invincibles et Biran n’aurait-il rien à répondre ? Une idée préconçue n’est-ce pas une volonté antérieure et antécédente, un prévouloir, si on nous passe l’expression ? Mettre l’intelligence avant la volonté, c’est au fond reconnaître l’antériorité de l’effort et du vouloir, puisque sans eux il n’y a pas d’acte d’intelligence possible. Les placer pour ainsi parler sur la même ligne et établir à l’origine de la vie psychologique deux facultés, outre que c’est

  1. Revue philosophique, t.  III, p. 418.