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nasme. Les esprits libéraux qui maltraitent le spiritualisme du xixe siècle ressemblent à ces enfants dont parle La Bruyère, drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé et qui battent leur nourrice : cela s’explique d’ailleurs « par l’habitude que les philosophes ont eue de tout temps, ni plus ni moins que les prêtres de Némi, d’exécuter leurs devanciers pour régner à leur place. » (Introd., III)

C’est à titre de précurseur que Mme de Staël ouvre la série des philosophes spiritualistes du siècle ; sa vive imagination se pliait mal aux exigences d’une méthode sévère et son intelligence primesautière eût brisé à chaque élan les mailles d’un système. Aussi a-t-elle des intuitions heureuses plutôt qu’une doctrine ; cependant dès son premier livre sur l’influence des passions sur le bonheur (1790) et en plein règne du sensualisme condillacien, « elle montre, dit M. Ferraz, un sentiment de la force spirituelle et de sa domination possible sur les passions qui semble déjà indiquer une sorte de spritualisme. » Elle eut encore un double mérite ; elle nous fit connaître Kant et l’Allemagne et nous apprit à comprendre la Révolution française. L’auteur nous la représente après la lecture de la Loi naturelle de Volney, du Catéchisme de Saint-Lambert « ou de quelque autre pauvreté semblable » tombant sur les admirables pages de la Critique de la raison pratique et recueillant avec transports, avec un véritable ravissement l’austère et mâle enseignement moral du grand stoïcien moderne. Expliquer la Révolution n’était-ce pas remonter encore aux plus pures sources du spiritualisme ? Qu’on ne s’y trompe pas : la déclaration des droits de l’homme est au fond une profession de foi spiritualiste, et bien aveugles ceux qui ne voient pas le lien qui unit les derniers travaux de l’historien des origines de la France contemporaine avec sa critique acerbe des spiritualistes de son temps. Le premier livre contenait virtuellement les autres. La matière n’a pas de droits, mais seulement des lois fatales et inflexibles comme la pesanteur. Je regrette que l’auteur affirme sans restriction que la philosophie allemande révélée par Mme de Staël « écrasait de sa supériorité métaphysique et morale la philosophie française du même temps. » La Révolution n’est pas fille de la métaphysique allemande, mais de la philosophie déiste et spiritualiste de Voltaire et de Rousseau : Kant lui-même n’est, à beaucoup d’égards, qu’un Rousseau scolastique et stoïcien.

Le grand restaurateur du spiritualisme en France fut Maine de Biran, mais, selon M. Ferraz, Laromiguière eut le mérite d’annoncer pour ainsi dire la philosophie de l’effort et du vouloir en réintégrant dans le condillacisme l’idée essentielle d’activité. Nous rencontrons ici un délicat problème historique et une assez grave difficulté : l’illustre auteur du Rapport sur la philosophie en France au xixe siècle, M. Ravaisson attribue la même innovation à Destutt de Tracy et il ajoute : « Sous la passivité des sensations, qui, depuis Hume, semblait tout expliquer, retrouver l’activité, c’était, sous le matériel, retrouver l’espèce même ». Retrouver l’esprit, ce n’est pas un mince mérite : à qui en attribuer la