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SEIGNOBOS.de la connaissance en histoire

pauvreté de leurs moyens de connaissance, s’explique par l’origine des sciences historiques. L’histoire a été d’abord un genre littéraire et un instrument de la morale pratique, née du goût pour les belles narrations et du besoin de citer des exemples édifiants. Il s’y est joint la vénération pour les reliques du passé, puis le goût des détails peu connus ou bizarres et le plaisir de résoudre les énigmes qui ne manquent pas dans les documents. Au xixe siècle, la méthode philologique née de l’exégèse des textes sacrés et l’emploi du langage juridique ont donné à l’histoire un vernis systématique qui lui a fait prendre l’aspect d’une science. Mais de tous les éléments de l’esprit historique, le moins actif est l’esprit scientifique, c’est-à-dire le désir de chercher les lois des faits individuels. Un savant ne devrait affirmer que ce dont il est certain ; mais le public réclame le récit des événements particuliers, les historiens travaillent à le lui fournir. « Si on voulait n’affirmer que des faits certains, dit-on souvent, il ne resterait plus que des généralités. Faut-il donc sacrifier tous les faits intéressants connus par un document unique ? » — Les sacrifier, non ; mais on pourrait procéder comme les naturalistes lorsqu’un fait leur est connu par une seule observation, ils le mentionnent avec le nom de l’observateur et sans tirer de conclusions. On dirait de même : Thucydide rapporte ; Grégoire de Tours raconte ; et on aurait dit en effet tout ce qu’on a le droit de dire.

6o On fait un emploi vicieux de la concordance si on rapproche comme semblables des conclusions qui ne le sont pas ; ce qui arrive quand on ne se rend pas compte des conditions nécessaires pour qu’il y ait vraiment concordance. La forme la plus fréquente de cette erreur est de compter les documents dans lesquels se rencontre la même affirmation, comme si chacun provenait d’une observation indépendante. La critique des manuscrits ne s’est constituée qu’en abandonnant ce procédé enfantin. La critique d’interprétation n’en est pas entièrement dégagée : il arrive de donner comme preuve d’un fait l’accord entre plusieurs témoins qui ont tous puisé à la même source. Ce qu’on devrait considérer, ce n’est pas le nombre des affirmations, c’est le nombre des observations indépendantes. Tous les gens d’une même ville peuvent rapporter de même une tradition, leur accord n’a guère plus de valeur que l’accord entre tous les exemplaires d’un livre imprimé. Le seul remède contre cette erreur est de n’admettre comme indépendantes que les affirmations qui ne peuvent pas provenir d’une même source.

L’histoire, comme toute autre étude, comporte surtout des erreurs de fait qui proviennent d’un défaut d’attention ; mais elle est plus exposée qu’aucune autre à des fautes théoriques nées de la confu-