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erreurs les plus grossières ; ce n’est pas un principe qui permette de construire un raisonnement positif. — Quelques historiens ont ajouté que le document doit être contemporain des faits. C’est encore une notion vague, elle implique seulement que l’auteur a vécu à l’époque où les faits se sont produits ; mais ce qui importe, c’est que l’auteur ait reçu personnellement l’impression des faits. La seule source de connaissance expérimentale est la perception ; un document ne peut servir à former une connaissance qu’autant qu’il permet de remonter à une perception. L’historien doit donc, avant de tirer une proposition d’un document, analyser le document et examiner chacune des affirmations qu’il renferme. Il ne doit pas se contenter de savoir en bloc si le document est authentique et le témoin digne de foi. Il doit se demander s’il a des raisons suffisantes de croire que chaque affirmation en particulier provient d’une perception directe qui n’a pas été altérée par les opérations intermédiaires.

5o On commet une faute de conclusion quand on pose comme certaine une conclusion probable seulement. Or tous les principes des raisonnements historiques sont trop grossiers, toutes les analogies sont trop imparfaites et trop mal constatées pour donner autre chose qu’une conclusion probable. C’est donc un vice de méthode d’admettre comme certaine une proposition fondée sur un seul cas. On doit s’imposer la règle de ne jamais affirmer un fait avant de l’avoir établi par plusieurs documents. Il est vrai que la plupart des événements particuliers sont connus par une mention unique[1], parce qu’il est rare que sur un fait on ait conservé plusieurs documents indépendants. Les faits individuels échappent ainsi presque tous à la connaissance historique. Ce n’est pas une cause d’infériorité pour l’histoire ; aucune science ne détermine des faits individuels, la science travaille seulement à trouver des formules abstraites qui résument les éléments communs à tous les faits individuels. Mais, tandis que les autres sciences se contentent d’atteindre des faits généraux, les historiens prétendent reconstituer le fait individuel[2] qui s’est passé en tel lieu à tel instant. Cette prétention, qui fait contraste avec la

  1. Ce n’est pas qu’il soit de l’essence d’un fait individuel de ne pouvoir être connu, car un fait unique et passager peut produire plusieurs effets durables d’où l’on peut remonter sûrement à la cause. Un mouvement fait devant vingt appareils photographiques sera connu sûrement par les vingt épreuves qui en conservent la trace. C’est le principe des méthodes graphiques qui atteignent les phénomènes les plus fugitifs. De même si plusieurs spectateurs assistent à un même événement, chacun d’eux reçoit une impression qui sert, pour fixer l’événement, d’appareil enregistreur.
  2. Le fait individuel est nécessaire dans l’exposition de l’histoire, mais il n’y joue que le rôle d’un procédé pédagogique.