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encore moins le fait qui y est relaté, et ils sautent directement du document à la croyance de l’auteur, ou même à la réalité du fait, sans soupçonner combien d’intermédiaires les séparent. Dans un écrit ils voient à la fois et confusément tous les faits qui ont concouru à le produire, le procédé d’écriture, la forme des lettres, la langue, le sens, la conception, la croyance et les événements qui l’ont causée. Parmis ces faits, ceux qui ne les intéressent pas restent inaperçus ; les autres leur apparaissent, non plus comme les manifestations d’un esprit à partir desquelles on peut par le raisonnement remonter à des faits extérieurs, mais comme des résultats acquis tout prêts à être affirmés. Ils transforment d’un coup l’affirmation d’un auteur en une proposition scientifique. C’est ainsi que l’on procède avec une observation faite par un savant. Pour avoir le droit de procéder de même, il faudrait que l’historien pût dire « Tous les auteurs de documents ont opéré dans les mêmes conditions qu’un savant qui rédige une observation. » On n’ose pas te dire mais on se conduit comme si on le croyait. L’homme est enclin à accepter l’affirmation d’autrui avec une foi aussi ferme que ses perceptions ; il se représente l’objet de l’affirmation comme s’il l’avait perçu et distingue à peine ce qu’on lui a raconté du souvenir de ce qu’il a vu. Cette crédulité naturelle ne se retire devant la critique que pas à pas, sous la contrainte de la contradiction. Quand deux documents se contredisent, ils ne peuvent contenir la vérité tous deux ; il faut bien avouer qu’une des deux affirmations doit être rejetée, se prononcer entre les deux documents, déclarer l’un bon, l’autre mauvais. Ainsi est née l’idée qu’il y a de mauvais documents. La crédulité, forcée de sacrifier les documents contradictoires, s’est repliée sur le terrain des faits établis par un document unique. De là ce spectacle, fréquent en histoire ancienne, que les événements connus par un seul document apparaissent comme les plus certains de tous, parce qu’aucune contradiction ne s’oppose au désir de croire aveuglément tout ce que rapporte un auteur. On admet tacitement que toute affirmation doit être aceptée et qu’il faut des raisons spéciales pour douter. Lorsqu’on émet une proposition fondée sur un document, les historiens ne demandent pas : « Avez-vous des raisons pour croire à ce document, pour transformer en proposition certaine l’allégation d’un inconnu ? » Si personne ne vient démontrer que le document renferme une erreur, ils admettent que l’allégation est exacte, c’est-à-dire que l’auteur du document n’a pu se tromper. La présomption légère que donne un document unique est transformée d’un coup en certitude. C’est pourquoi l’histoire d’une période est bouleversée quand on l’étudie dans des docu-