Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
SEIGNOBOS.de la connaissance en histoire

admettre l’identité du sens que la plupart des hommes donnent à une phrase avec le sens que l’auteur lui a donné, comme si une phrase n’avait jamais d’autre cause que d’exprimer un sens et le même pour tous les hommes. On se trompera si l’auteur s’est trompé de mot ou a pris les mots dans un sens exceptionnel propre à sa région, son époque ou sa condition.

5o Confondre le sens exprimé avec le sens figuré, prendre au propre une allégorie ou une plaisanterie : c’est admettre l’identité de l’idée exprimée par les mots avec l’idée réelle de l’auteur, comme si une idée exprimée ne pouvait avoir d’autre cause que le désir d’exprimer une conception le plus clairement possible. On se trompera quand l’auteur aura fait une allégorie, une plaisanterie, une métaphore.

6o Confondre la conception avec la croyance, le jugement exprimé par l’auteur avec le jugement qu’il a porté en lui-même : c’est admettre l’identité de ce qu’il a dit avec ce qu’il a cru, comme si une affirmation ne pouvait avoir d’autre cause que le désir de manifester sa croyance. On se trompera si l’auteur n’a pas été sincère.

7o Confondre la croyance avec l’impression, l’état d’esprit de l’auteur avec le fait qui l’a causé : c’est admettre l’identité de ce que l’auteur croit avec ce qu’il a réellement éprouvé, comme si un état d’esprit ne pouvait avoir d’autre cause qu’une impression du dehors on se trompera si la croyance est produite par une illusion ou un préjugé.

8o Confondre l’impression de l’auteur avec le fait extérieur, ce qu’un homme a éprouvé avec ce qui s’est passé réellement : c’est admettre l’identité de l’impression subjective avec le fait extérieur, comme si toute impression n’avait d’autre cause qu’une perception ou une inférence exactes. On se trompera si l’auteur a formé son impression par une opération mal faite, un témoignage inexact ou une perception incorrecte.

Dans la pratique, on peut franchir rapidement les premiers intermédiaires, parce qu’on peut présumer la cause avec de faibles chances d’erreur ; on attend, pour faire l’analyse, que quelque circonstance fasse soupçonner une cause exceptionnelle. On saute ainsi directement de la forme extérieure du document au sens littéral. À partir de là, les chances d’erreur sont telles, la cause probable est si peu probable, son action est entravée par tant de circonstances que l’historien ne doit s’avancer qu’en assurant chacun de ses pas. Beaucoup d’historiens procèdent pourtant comme si le document était un fait irréductible dont il ne reste qu’à tirer des conclusions ; ils oublient qu’il n’a pas pour cause directe l’idée qui y est exprimée,