Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
167
A. BINET.le fétichisme dans l’amour

devient tyrannique, obsédante ; elle déterminera toute l’histoire sexuelle subséquente du malade.

Dans l’observation de sexualité contraire publiée par MM. Charcot et Magnan, on discerne bien qu’il s’est passé quelque événement semblable, mais le fait est moins net. « Ma sensualité, dit le malade, s’est manifestée dès l’âge de six ans, par un violent désir de voir des garçons de mon âge ou des hommes nus. Ce désir n’avait pas grand’peine à se satisfaire, car mes parents habitaient près d’une caserne, et il m’était facile de voir des soldats se livrant à l’onanisme. » On voit que, d’après le malade, la vue des soldats n’aurait pas joué le rôle de cause ; il aurait recherché ce spectacle parce qu’il avait déjà l’amour de l’homme. Malheureusement les médecins n’ont pas suffisamment insisté sur ce point ; il s’agissait peut-être là aussi, comme chez les sujets précédents, d’une première coïncidence qui avait déterminé la forme de la perversion.

Dans les observations précédentes, on vient de voir qu’un accident qui par lui-même est tout à fait insignifiant est parvenu à se graver en traits profonds et indélébiles dans la mémoire de ces malades.

Un résultat aussi considérable a lieu de surprendre, car, en général, ce ne sont pas les idées, ni les perceptions qui modifient profondément l’organisme. Les modifications qui durent ne proviennent pas d’en haut, du domaine des idées ; elles procèdent au contraire de bas en haut en remontant du domaine des instincts, des sentiments et des impressions inconscientes. Cette toute-puissance d’une association d’idées, d’une simple opération intellectuelle nous paraît être suffisante pour caractériser un état morbide. Cet état, en somme, ressemble par plus d’un côté à l’état hypnotique où nous voyons l’esprit du patient accessible à toutes les idées qu’on lui suggère ; l’idée, qui est normalement un produit, un résultat dernier, une floraison, devient dans les conditions artificielles de l’hypnose la cause initiale de changements profonds ; elle produit l’hallucination, l’impulsion motrice, la perte de sensibilité, la paralysie ; elle produit même des modifications organiques, des élévations ou des abaissements de température, des rubéfactions et jusqu’à des sueurs de sérosité et de sang. On n’a pas encore remarqué suffisamment à quel point ces faits sont le contre-pied de l’évolution psychique normale, qui va de bas en haut et non de haut en bas.

(La fin prochainement.)
A. Binet.