Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/168

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
164
revue philosophique

Passons maintenant à l’étude des causes, que nous avons déjà effleurée dans le chapitre précédent. Dans ce domaine l’hérédité reste, comme on l’a appelée, la cause des causes ; c’est elle qui prépare le terrain où la maladie de l’amour doit germer et grandir. Mais l’hérédité, à notre avis, n’est pas capable de donner à cette maladie sa forme caractéristique ; quand un individu adore les clous de bottine, et un autre les yeux de femme, ce n’est pas l’hérédité qui est chargée d’expliquer pourquoi leur obsession porte sur tel objet plutôt que sur tel autre. On peut supposer à la rigueur que les malades naissent avec une prédisposition toute formée, les uns pour les tabliers blancs, les autres pour les bonnets de nuit. Mais quand même on admettrait cette hypothèse, elle ne dispenserait pas d’expliquer comment la perversion transmise par l’hérédité a été acquise chez les générateurs ; l’hérédité n’invente rien, elle ne crée rien de nouveau ; elle n’a pas d’imagination, elle n’a que de la mémoire. On l’a même appelée à juste titre la mémoire de l’espèce. Aussi ne résout-elle pas le problème, elle ne fait que le déplacer.

Il y a de fortes raisons de supposer que la forme de ces perversions est jusqu’à un certain point acquise et fortuite. Ainsi que nous le montrerons tout à l’heure, il s’est produit dans l’histoire de ces malades un accident qui a donné à la perversion sa forme caractéristique. Il est bien entendu qu’une circonstance aussi fortuite ne joue un rôle aussi capital que parce qu’elle a impressionné un dégénéré. Un homme sain subit tous les jours des influences analogues, sans devenir pour cela l’amant des clous de bottine.

À cet égard, il est permis de rapprocher des observations précédentes d’autres observations encore plus curieuses, faisant en quelque sorte partie de la même formule pathologique. Signalés d’abord par Westphall et d’autres en Allemagne[1], ces faits ont été mis en lumière en France par une observation magistrale de MM. Charcot et Magnan[2]. Westphall appelle ces faits : Conträre Sexualempfindung (sens sexuel contraire). Charcot et Magnan emploient le terme d’inversion sexuelle. Dans tous les cas, il s’agit d’une attraction d’une personne normalement constituée pour les personnes du même sexe. L’observation de Charcot est d’autant plus frappante qu’il s’agit d’un homme instruit, intelligent, professeur de Faculté, se rendant parfaitement compte de son état, et l’analysant avec une grande profondeur.

On a considéré ces cas comme de véritables lusus naturæ.

  1. Westphall, Arch. für Psychiatrie, 1870 et 1876. Krafft-Ebing, ibid., 1877.
  2. Arch. de Neurol., 1882, numéros 7 et 12.