Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
161
A. BINET.le fétichisme dans l’amour

Il y en a qui ont dormi pendant des mois et des années avec un livre, une robe, un châle.

Les objets matériels de ce culte de l’amour sont surtout aimés parce qu’ils rappellent une personne ; ils ont donc principalement une valeur d’emprunt.

Dans d’autres cas, on voit la chose inerte acquérir une sorte d’indépendance ; elle est aimée non plus pour la personne dont elle évoque l’image, mais pour elle-même. On sait que beaucoup de très jeunes gens s’éprennent de passion pour une femme sculptée ou peinte. De jeunes prêtres éprouvent une vague tendresse pour la statuette de la Vierge qui reçoit leurs prières. Tous ces faits sont connus et décrits dans plusieurs romans.

Comme contribution à l’étude de l’amour des choses inertes, nous avons recueilli une observation assez complète sur l’amant du costume. Avant de présenter cette observation, il convient de la préparer en rappelant que nul n’est indifférent à ce que la personne qu’il aime soit bien habillée et bien parée. Parlant de l’amour, notre vieux Montaigne dit que « certes, les perles et le brocadel (le brocart) y confèrent quelque chose, et les tiltres et le train. » Rousseau, plus explicite encore, avoue que les couturières, les filles de chambre, les petites marchandes ne le tentaient guère ; il lui fallait des demoiselles. « Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état et du rang qui m’attire, c’est la volupté ; c’est un teint mieux conservé… une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. » Avec sa précision habituelle, Rousseau a marqué le point important de cette prédilection, quand il dit qu’il n’y a pas là une affaire de vanité, mais de volupté. Ce dernier trait ne doit pas être oublié ; il servira d’introduction à l’observation suivante, curieuse à plusieurs titres.

Il s’agit d’un magistrat distingué, M. L…, dont nous avons reçu les confidences : ce malade ressent une affection toute particulière pour les femmes qui portent un certain costume ; ce costume, moitié national et moitié fantaisiste, est celui qu’adoptent à Paris les Italiennes qui servent de modèles. La seule vue d’un de ces costumes passant dans la rue lui procure une excitation génitale assez intense[1]. Il rapporte l’origine de ce phénomène à une rencontre qu’il fit à

  1. Physiologie de l’amour, p. 140. M. Gley rappelle que les hommes sensuels ne peuvent pas voir, sans être fortement excités, les linges qui constituent ce qu’on appelle dans la langue galante les « dessous d’une femme. C’est un fait du même genre que ceux du texte ; seulement, il est infiniment moins poétique.