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A. BINET.le fétichisme dans l’amour

impression de plaisir génital. Ici, ce n’est pas la musique qui directement produit la réaction sexuelle, c’est le souvenir visuel suggéré ; mais supposons que ce souvenir visuel s’efface peu à peu, disparaisse même complètement, et que l’audition du morceau continue à produire la même impression sensuelle, on pourra dire dans ce cas que cette musique a acquis la propriété d’agir directement sur le sens génital du sujet[1]. Les détails me manquent pour savoir au juste si c’est là ce qui s’est passé dans l’observation qu’on m’a rapportée ; peu importe d’ailleurs ; les deux cas que nous venons d’essayer de distinguer, suivant que l’excitation musicale du sens génésique est directe ou indirecte, se fondent insensiblement l’un dans l’autre, et la difficulté que l’on éprouve à les distinguer est encore la meilleure preuve de leur parenté.

Nous venons de faire l’esquisse de plusieurs espèces de fétichisme. Il nous serait impossible de les énumérer toutes.

À un point de vue général, on peut dire que tout ce que la femme a inventé de parures et d’ornements, tout ce qu’elle a imaginé de joli, de curieux, de bizarre et d’insensé pour plaire à l’homme, et vice versa, a pu devenir l’occasion d’un fétichisme nouveau. Qui peut énumérer toutes les folies causées par une belle chevelure rouge, ou par le violent éclat d’une figure fardée ?

Quant aux causes du fétichisme décrit jusqu’ici, elles sont difficiles à démêler. L’hérédité d’abord, comme préparation. Nous avons signalé une cause directe : le développement du sens de l’olfaction. Une autre cause plus générale mérite d’être citée, c’est l’association d’idées et de sentiment engendrée par la coutume. Qui ne connaît l’influence de la coutume sur notre appréciation de la beauté ? À Pékin, une femme est belle quand elle déborde de graisse et que ses pieds sont trop petits pour marcher ; à Java, quand elle a le teint jaune et les dents peintes en noir ; à Taïti, quand elle a le nez écrasé. Il n’est même pas besoin d’aller chercher à l’autre bout du monde les preuves de la force de la coutume sur nos sentiments et nos goûts. Chacun sait que dans nos sociétés civilisées on préfère généralement « la distinction » à la beauté. Or, de quoi se compose la distinction ? De certains traits et de certaines manières qu’on ne rencontre d’ordinaire que dans les classes riches de la société[2]. Il y a, dit Dumont, des nez qui deviennent à la mode uniquement parce

  1. Quelques auteurs ont prétendu que la musique est immorale. Le motif secret de ce jugement encore plus bizarre que sévère se trouve peut-être dans l’ordre de faits dont nous nous occupons en ce moment.
  2. Dumont, Theorie scientifique de la sensibilité, p. 181 ; Spencer, Principes de psychologie, t.  II, p. 661 et sqq.