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comme de penser, comme de marcher, comme de respirer ; seulement, le plus souvent, ce que l’on montre au grand jour, ce sont les caractères spécifiques de la passion ; les nuances individuelles restent cachées au plus profond du cœur.

Après l’amant de l’odeur, vient l’amant de la voix.

Je n’ai pu réunir sur ce point qu’un très petit nombre de documents. M. Dumas a décrit, dans une nouvelle intitulée « la Maison du Vent », un état psychologique assez particulier : il s’agit d’une femme qui s’est laissée séduire par la voix d’un ténor ; le mari pardonne à sa femme et la sauve par où elle s’est perdue, en faisant agir sur elle les séductions de sa propre voix. J’ai demandé à M. Dumas si cette histoire reposait sur une observation vraie ; il a bien voulu me répondre ceci : « La femme qui subissait le charme de la voix est réelle ; seulement, elle n’était pas la femme de l’homme de la maison du vent ; mais le fait n’en existe pas moins. J’ai réuni ces deux cas, voilà tout. Cette femme était une comédienne, sans grand talent d’ailleurs, qui s’était éprise d’un de mes confrères en entendant sa voix et sans le voir. Elle était dans le premier cabinet de Montigny, elle attendait qu’il eût fini de causer avec un auteur, la porte était ouverte, elle entendait les voix plus que les mots. Je me trouvais avec elle, et elle me disait : « Entendez-vous cette voix ? Entendez-vous cette voix ? » Et elle était en véritable extase, me faisant signe de me taire quand je voulais parler. La liaison s’est faite très vite, et a duré très longtemps[1]. »

Autre fait. On m’a rapporté qu’une personne ne peut entendre jouer au piano l’air du ballet de Faust (la nuit de Walpurgis) sans éprouver des phénomènes d’excitation génitale. Cette observation, malheureusement trop courte, nous permet de bien marquer le passage de l’état normal à l’état pathologique. Le caractère voluptueux attaché à ce morceau de musique tient évidemment au ballet qui l’accompagne, ballet où l’on voit un essaim de danseuses, belles, brillantes, décolletées, entourer Faust et lui faire mille agaceries. Lorsqu’une personne assiste à ce spectacle, il se fait une association inconsciente dans son esprit entre l’audition de la musique et la vue des danseuses. Supposons qu’il s’agisse d’une personne, hyperexcitable. Si on joue devant elle au piano le ballet de la nuit de Walpurgis, l’air lui rappellera complètement ce qui se passait sur la scène, et ce souvenir sera assez intense pour lui donner une

  1. On lira aussi avec intérêt un roman de M. Belot intitulé les Baigneuses de Trouville. Je soupçonne que plusieurs mariages de cantatrices sont justiciables du fétichisme.