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A. BINET.le fétichisme dans l’amour

léchant les lèvres pour savourer le goût que les petites frisettes à la couleur préférée viennent d’y laisser.

« Frisons d’or, frisons d’ébène, frisons d’argent, il y a des amateurs, beaucoup d’amateurs, pour ces sortes de friandises. Ils préfèrent les cheveux relevés, qui dégagent bien la nuque, pour faire valoir le cou, et laisser en liberté les petites mèches mignonnes et agaçantes. Ils se contentent d’un rapide et furtif baiser[1]… » On voit par ces exemples combien notre sujet s’élargit et que de personnes il comprend. Il faut que le fétichisme amoureux soit bien répandu pour qu’il soit devenu familier, sous quelques-unes de ses formes, à des agents de police !

Nous venons de voir défiler devant nos yeux l’amant de l’œil, l’amant de la main, l’amant du cheveu. Nous allons étudier maintenant l’amant de quelque chose de plus subtil, qui n’est pas une partie intégrante, mais plutôt une émanation de la personne, l’odeur.

Le rôle des odeurs dans les phénomènes de l’amour est bien connu. L’histoire naturelle nous apprend qu’un certain nombre d’animaux sont porteurs de glandes dont la sécrétion, au moment du rut, produit une odeur extrêmement pénétrante : tels sont le musc, la civette, le castoreum. Comme c’est souvent le mâle qui est porteur de l’organe odorant, et que c’est le mâle qui poursuit la femelle, on ne peut pas voir simplement dans l’odeur qu’il répand un moyen de mettre la femelle sur sa piste, en trahissant sa présence ; il est plus probable que l’odeur du mâle n’a d’autre but que de séduire la femelle et de l’exciter à l’accouplement.

Dans l’espèce humaine, le rapport du sens de l’odorat avec l’amour n’est pas moins étroit, et les femmes de tous les temps ont toujours su que certains parfums ont une action puissante sur les sens de l’homme. Nous voyons dans l’Ancien Testament Ruth se couvrir de parfums pour plaire à Booz. On sait aussi quel abus des parfums ont toujours fait les femmes galantes de nos jours et les Laïs et les Phryné de l’antiquité gréco-romaine.

Chez plusieurs races sauvages, la perception de l’odeur d’une personne chérie produit un plaisir intense qui se manifeste dans des pratiques naïves. Chez les Indiens des îles Philippines, dit Jagor, « le sens de l’odorat est très développé des amants, au moment des adieux, échangent des morceaux de linge qu’ils portent, et pendant leur séparation ils respirent l’odeur de l’être bien-aimé, en couvrant leur relique de baisers. » Chez la peuplade de

  1. Un Joli Monde, p. 265.