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étrange ; elle est logique, au contraire ; car puisqu’il aime un objet matériel, il doit pouvoir, dans une certaine mesure, prolonger l’existence de cet objet. C’est ainsi que nous expliquons ces faits qui ont l’allure d’un conte d’Hoffmann.

En somme, il n’y a qu’une seule chose qui meure d’une mort irréparable : c’est la pensée, c’est l’intelligence, c’est l’âme ; quant au corps, bien qu’il soit formé d’une matière organique extrêmement instable, on peut suspendre ou du moins masquer sa décomposition au moyen d’un système perfectionné d’embaumement qui est connu depuis la plus haute antiquité, puisque l’Égypte du temps de la dix-huitième dynastie nous a légué des cadavres qui grâce aux aromates et au bain de natron conservent encore une physionomie vivante.

Sans sortir de l’amour plastique, signalons l’amant des cheveux. Tout le monde aime les beaux cheveux, longs et soyeux ; on connaît le mot plaisant de M. Poirier à sa fille : « Quand ta mère voulut aller à l’Opéra, elle me le demanda le soir, en déroulant ses cheveux et je l’y conduisis dès le lendemain. » Chez les fétichistes, cet amour des cheveux prend des proportions considérables et se trahit par des actes extravagants. Quelques-uns, raconte M. Macé, se faufilent dans la foule des grands magasins de nouveautés et s’approchent des femmes ou des jeunes filles dont les cheveux tombent en nappe ou en natte sur les épaules. Munis de ciseaux, ils coupent les soyeuses chevelures. L’un d’eux est arrêté au moment où il vient de couper la natte d’une jeune fille. Interrogé, il fait cette réponse typique : « C’est une passion ; pour moi, l’enfant n’existe pas, ce sont ses beaux et fins cheveux qui m’attirent… Je pourrais souvent les prendre tout de suite… Je préfère suivre la fillette, gagner du temps. C’est ma satisfaction, mon plaisir. Enfin, je me décide, je coupe l’extrémité des mèches frisées, et je suis heureux[1] ».

On remarquera en passant cet aveu important : « Pour moi l’enfant n’existe pas, ce sont ses cheveux qui m’attirent. » Voilà bien le fétichisme dans toute sa candeur.

« D’autres, continue M. Macé, vont d’une cohue à l’autre, hésitent et tournent longuement avant de s’arrêter. Leur choix fait, on les voit s’élancer sur une femme et lui embrasser follement les cheveux qui frisent sur la nuque… Puis, ils s’esquivent comme par enchantement, en faisant claquer bruyamment leur langue et en se

  1. Un Joli Monde, p. 268.