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A. BINET.le fétichisme dans l’amour

sollicité directement par un mot, par une gravure ou par la vue d’une femme.

Cette distinction a été remarquée par quelques aliénistes dans l’évolution des idées fixes. M. Morselli a publié dans la Rivista di freniatria de 1886 l’histoire d’une malade qui était obsédée par l’envie de couper la langue à son enfant, à l’aide de ciseaux dont elle voyait son mari se servir tous les jours pour tailler de la viande à ses oiseaux. Dans les premiers temps, il fallait que la malade vit les ciseaux pour que l’idée fixe surgît ; mais peu à peu cette idée fixe, devenant plus intense, se réveillait spontanément, sans être provoquée par la vue de l’objet. Le réveil spontané de l’image suppose une intensité plus grande.

On voit tout de suite le côté intéressant de cette observation : c’est qu’il s’agit d’une perversion sexuelle qui s’est développée spontanément, en dehors de toute habitude de luxure, ainsi que le malade me l’a affirmé à plusieurs reprises. Cela prouve que l’hérédité a joué un rôle capital dans l’histoire de ce malade ; mais l’hérédité n’a certainement fait que préparer le terrain ; ce n’est pas elle qui peut avoir donné à l’impulsion sexuelle sa forme particulière.

Nons avons pris comme types les deux observations précédentes, parce qu’elles éclairent d’une vive lumière un genre spécial de fétichisme ; il est clair que chaque partie du corps d’une personne peut devenir l’objet d’un fétichisme spécial. Magnan a étudié un malade qui était attiré vers la région fessière des femmes.

Dans les observations précédentes, nous voyons l’amant s’attaquer à une fraction du corps de sa bien-aimée. C’est encore ce fétichisme sans doute qui explique certains faits curieux que l’on voit se reproduire à intervalles presque réguliers ; un mari épris de sa femme la garde chez lui en secret après qu’elle est morte, la fait embaumer, la revêt de ses plus belles toilettes, la décore de tous ses bijoux et lui rend ainsi un véritable culte privé. C’est le sujet de la Femme gênante de G. Droz. Il faut sans doute faire un effort d’imagination pour comprendre ces excès d’un amour posthume ; mais on y arrive en voyant que l’amour peut s’attacher, par association d’idées, à des choses inertes et complètement privées d’âme, qui sont incapables de répondre à notre affection. Supposons un homme qui adore dans le corps de sa femme une partie quelconque qu’il a toujours trouvée plus belle que le reste, par exemple son oreille, ou son nez. Eh bien, l’idée qu’il peut continuer, même après la mort de sa femme, à voir ces objets adorés, qu’il peut les défendre contre la décomposition, qu’il peut même leur communiquer un semblant de vie, cette idée ne lui paraîtra nullement