Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
148
revue philosophique

habitudes de masturbation accouplées à des conceptions fort singulières.

« D’abord notre homme affirme qu’il est resté vierge de tout contact féminin ; nous croyons absolument qu’il dit la vérité, car son récit est parfaitement en accord avec ses idées.

« Cet homme vierge a été assujetti pendant toute sa vie à des idées obscènes. Constamment préoccupé de l’idée de la femme, il ne voyait absolument dans son idéal que les yeux. C’est là qu’il trouvait l’expression de toutes les qualités qui doivent caractériser la femme, mais enfin ce n’était point assez ; et comme il fallait absolument en venir à des idées d’un ordre plus matériel, il avait cherché à s’éloigner le moins possible des yeux qui constituaient son centre d’attraction, et dans son inexpérience absolue, il avait placé les organes sexuels dans les fosses nasales. Sous l’empire de ces préoccupations, il avait tracé des dessins étranges, car, fils d’un professeur de dessin, il avait appris de bonne heure à manier le crayon. Les profils qu’il esquissait, et dont il nous a montré quelques exemplaires, reproduisaient assez exactement le type grec, sauf en un seul point qui les rendait irrésistiblement comiques (la narine était démesurément grande, afin de permettre l’introduction du pénis). Mais comme il n’avait mis personne dans la confidence, il a pu mener une vie régulière et tranquille jusque vers la fin de l’année 1880.

« Il était, nous l’avons déjà dit, professeur dans une institution privée, et on l’avait chargé de conduire les élèves en omnibus à la pension. Dans une de ses promenades, il rencontre son idéal en la personne d’une jeune fille habitant le quartier ; il aperçoit une forêt de cheveux au-dessous desquels se dessinent des yeux immenses.

« À partir de ce moment son destin est fixé. Il est décidé dans son esprit qu’il épousera la belle inconnue ; il s’assure de son domicile, et, sans plus d’ambages, il monte chez elle et se fait annoncer. Il est reçu par la mère, à qui il demande catégoriquement la main de sa fille. On le jette à la porte, ce qui ne modifie nullement ses sentiments ; il se représente une seconde et une troisième fois ; il finit par être arrêté et conduit à la Préfecture.

« Sous tous les autres rapports, son intelligence paraît régulière… Il n’accuse personne, il ne se connaît point d’ennemis ; il ne manifeste aucune animosité contre sa bien-aimée ; il est convaincu que s’il est enfermé à Sainte-Anne, c’est pour y passer un temps d’épreuve et se rendre plus digne d’elle. »

Ajoutons qu’après un séjour prolongé à l’asile pendant plusieurs années, ce malade a versé insensiblement dans un état de demi-