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A. BINET.le fétichisme dans l’amour

d’autres. Descartes conserva toujours du goût pour les yeux louches, parce que la première personne qu’il avait aimée avait ce défaut.

Je ne puis m’empêcher de supposer que Descartes pensait à son propre cas, quand il écrivait, dans son Traité des Passions, la section CXXXVI, où il décrit « d’où viennent les effets des passions qui sont particulières à certains hommes. » Voici ce passage, qui est d’une très fine psychologie.

« Il y a telle liaison entre notre âme et notre corps que lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se présente pas à nous par après, que l’autre ne s’y présente aussi… Il est aisé de penser que les étranges aversions de quelques-uns qui les empêchent de souffrir l’odeur des roses ou la présence d’un chat, ou choses semblables, ne viennent que de ce qu’au commencement de leur vie ils ont été offensés par quelques pareils objets, ou bien qu’ils ont compati au sentiment de leur mère, qui en a été offensée étant grosse. L’odeur des roses peut avoir causé un grand mal de tête à un enfant lorsqu’il était encore au berceau, ou bien un chat le peut avoir fort épouvanté, sans que personne y ait pris garde, ni qu’il en ait eu après aucune mémoire[1], bien que l’idée de l’aversion qu’il avait alors pour ces roses et pour ce chat demeure imprimée en son cerveau jusqu’à la fin de sa vie. »

Voici maintenant un premier cas de grand fétichisme. L’observation que nous allons reproduire est relative à un malade que j’ai vu vers 1880 à la clinique de M. Ball, et dont l’éminent professeur a raconté l’histoire avec toute la verve et tout l’esprit qu’on lui connaît, dans une leçon sur la folie érotique[2].

« Il s’agit d’un jeune homme de trente-quatre ans. De petite taille et vigoureusement constitué, il a conservé sur sa physionomie les attributs de la jeunesse. Fils d’un professeur de dessin, il a reçu une éducation, assez complète ; il est bachelier, et jusqu’à l’époque de son entrée à Sainte-Anne il exerçait les fonctions de professeur de latin dans une institution de jeunes gens. Il a eu des convulsions dans l’enfance. Son caractère est faible, sans ressort, aisément influencé. Dès l’âge de six ans, nous voyons poindre des prédispositions à son état actuel ; il avait, dit-il, quelques idées lubriques ; mais au milieu d’une ignorance absolue, il n’a pas tardé à contracter des

  1. Voilà le point important, et Descartes n’a pas manqué de le reconnaître. L’aversion acquise pour certains objets devient indépendante du souvenir du fait qui a donné naissance à cette aversion.
  2. Encéphale, 1883.