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DURKHEIM.la morale en allemagne

remède. Si on met le ver dans la fleur, on s’expose à le retrouver dans le fruit.

Aussi comme le bonheur qu’on nous promet est plein de tristesse ! Qu’est-ce que cette course sans terme à la poursuite d’un idéal que nous ne pourrons atteindre, sinon un long, douloureux et, en définitive, impuissant effort pour nous fuir nous-mêmes, pour perdre de vue la réalité, pour nous étourdir enfin au point de ne plus sentir les misères de notre petite destinée ? Combien j’aime mieux la parole des vieux sages qui nous recommandaient avant tout la pleine et tranquille possession de nous-mêmes. Sans doute, à mesure qu’il se développe, l’esprit a besoin d’avoir devant lui de plus vastes horizons ; cependant il ne change pas pour cela de nature et il reste fini. C’est pourquoi à la vue de l’infini il se trouble et se déconcerte. Le sentiment de l’illimité a ses grandeurs, mais il est douloureux et il a quelque chose de maladif. Nous avons besoin de savoir où nous allons ou tout moins de savoir que nous allons quelque part. Qu’on recule aussi loin que l’on voudra le but où nous devons tendre ; encore faut-il que nous puissions l’apercevoir et que nous puissions de temps en temps mesurer les progrès que nous faisons pour nous en rapprocher. Mais s’il fuit à mesure que nous avançons, c’est comme si nous piétinions sur place. Est-il rien de plus décourageant ?

Il est vrai que l’idéal d’un Romain était plus rapproché de lui que le nôtre ne l’est de nous. L’idéal semble donc s’être éloigné à mesure que nous marchions en avant, mais c’est par suite d’une simple illusion d’optique. Notre idéal actuel n’est pas celui d’autrefois qui a reculé dans le temps ; mais c’en est un nouveau qui a remplacé l’ancien comme les sociétés modernes ont remplacé l’empire romain. Il durera tant que ces sociétés dureront, et il s’évanouira quand elles disparaîtront pour laisser la place à d’autres sociétés qui se feront un autre idéal. Sans doute ces sociétés ne s’improviseront pas ; elles ne sortiront pas brusquement du néant, mais se referont avec les débris laissés par les sociétés disparues. Seulement ces matériaux seront organisés en vue d’autres fins, et rien ne nous assure que ces fins nouvelles continueront les précédentes et en seront comme le prolongement linéaire. Nous touchons ici au postulat sur lequel reposent la méthode et la théorie de M. Wundt. Suivant lui, il y a une idée religieuse que réalisent de plus en plus les religions qui se sont succédé dans l’histoire ; un idéal moral qui se développe à travers toutes les morales positives ; une humanité dont les sociétés particulières ne sont que des incarnations provisoires et symboliques. Aussi, pour savoir ce que c’est que la morale ou ce que c’est que la reli-