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DURKHEIM.la morale en allemagne

souci de notre bonheur ne peut jamais donner naissance à de véritables impératifs. Ce qui est désirable n’est pas obligatoire. Quand nous avons agi contre nos intérêts, si élevés soient-ils, le regret que nous ressentons ne ressemble pas au remords. Nous ne pouvons pas nous obliger nous-mêmes ; tout commandement suppose une contrainte au moins éventuelle, par conséquent une puissance supérieure à nous et capable de nous contraindre. Or un besoin, une aspiration n’est qu’une partie de notre moi et, à l’état normal, ne s’en détache pas. Aussi M. Wundt admet-il deux sortes d’impératifs, les uns qui sont dus à la contrainte et les autres à la liberté. Mais qui ne voit que ces deux mots d’impératif et de liberté jurent d’être accouplés ensemble ? Évidemment le premier n’est là que par raison de symétrie et, en fait, M. Wundt estime que la morale, sous sa forme supérieure, n’est pas obligatoire. Il est bien vrai que les hommes d’une haute moralité se soumettent sans peine et même avec joie à cette obligation ; mais cela ne veut pas dire qu’ils ne la sentent pas, qu’elle n’existe pas pour eux. Le devoir, même fait avec enthousiasme, est toujours le devoir, et on n’a jamais observé de morale dont le devoir ne fût pas plus ou moins l’idée dominante. Mais alors la question se repose. À qui le devons-nous ? À nous-mêmes ? C’est un jeu de mots ; car qu’est-ce qu’une dette où nous serions à la fois débiteur et créancier ?

Assurément l’idée qui fait le fond de cette doctrine est aussi juste que profonde et peut être acceptée de la morale la plus empirique du monde. C’est un fait certain, nous avons besoin de croire que nos actions n’épuisent pas en un instant toutes leurs conséquences ; qu’elles ne tiennent pas tout entières dans le point du temps et de l’espace où elles se produisent, mais qu’elles étendent leurs suites plus ou moins loin dans la durée comme dans l’étendue. Autrement elles seraient trop peu de chose ; l’épaisseur d’une ligne les séparerait à peine du néant et elles n’auraient pas de quoi nous intéresser. Seules les actions qui durent valent la peine d’être voulues ; seuls les plaisirs qui durent valent la peine d’être désirés. Sans doute tout le monde ne ressent pas ce besoin de la même manière ; pour l’enfant et le sauvage, l’avenir ne dépasse guère l’instant prochain ; l’homme adulte et civilisé, mais de culture moyenne, mesure le sien par des mois et par des années ; l’homme supérieur veut avoir devant lui des perspectives plus vastes encore ; mais les uns et les autres aspirent à sortir du présent où ils se sentent à l’étroit. La vue du néant nous est un supplice intolérable ; et comme il s’offre partout à nous, le seul moyen que nous ayons d’y échapper est de vivre dans l’avenir. Il n’est pas une de nos fins qui ait une valeur absolue, pas même le