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DURKHEIM.la morale en allemagne

fond de la complexité des faits, cependant, à cause de cette part trop grande encore qu’ils font au calcul et à la prévision dans le développement social, il leur arrive parfois de remplacer l’observation par des raisonnements et de la dialectique.

M. Wundt rompt définitivement avec cette méthode. Il répète à chaque instant qu’il s’agit de savoir non ce qui devrait être en bonne logique, mais ce qui est. Ainsi l’explication que M. Ihering donne des mœurs et de leur genèse est on ne peut plus satisfaisante pour l’esprit il y voit des habitudes utiles qui se seraient peu à peu généralisées. Mais c’est l’observation et non le raisonnement qui doit trancher la question, et elle nous apprend que jamais une coutume sociale n’est dérivée d’une habitude privée. Quelque étrange que cela puisse paraître, les mœurs ont toujours été produites par des mœurs ou à l’origine par des pratiques religieuses. La logique à elle seule n’aurait jamais deviné cela. M. Wundt d’ailleurs ne se contente pas d’affirmer ce désaccord de la logique et des faits, il en donne la raison. C’est que, dit-il, les motifs de nos actions ne sont pas en rapport avec les fins qu’elles réalisent ; or ce sont ces fins qui importent, car elles seules donnent à nos actions une valeur morale. Le raisonnement, n’ayant dans la formation des idées morales qu’un rôle secondaire, ne peut également avoir qu’un rôle effacé dans la science qui les explique. À vrai dire, cette raison n’est pas la seule qui rende nécessaire en morale l’emploi de la méthode expérimentale. Bien souvent, le plus souvent peut-être ce n’est pas seulement les fins lointaines de notre action que nous ignorons, mais les motifs véritables qui l’ont déterminée. Non seulement notre action s’échappe du cercle de la conscience par une sorte de ricochet imprévu, mais elle n’y a même pas son origine : nous agissons sans savoir pourquoi, ou les raisons que nous nous donnons à nous-mêmes ne sont pas les vraies. L’hétérogénéité du motif et du but telle que l’a définie M. Wundt n’en est pas moins une vérité importante qu’il a eu le mérite de formuler et d’établir inductivement.

D’autre part, parce que les phénomènes moraux varient avec les temps et les lieux, les socialistes de la chaire et les juristes de l’école historique avaient une certaine tendance à voir dans la morale un art, plus qu’une science. Suivant eux, c’est à chaque siècle qu’il appartient de voir ce qui lui convient le mieux et à se faire sa morale ; c’est surtout une affaire d’habileté pratique de la part des sociétés, de leurs hommes d’État. Sans doute on n’allait pas jusqu’à nier que ces faits ne pussent devenir la matière d’une science ; mais on avait cependant une défiance instinctive des formules générales et catégoriques. Déjà M. Schaeffle avait rejeté cette doctrine ;