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DURKHEIM.la morale en allemagne

correspondent aux précédents : les penchants personnels et les penchants collectifs (die Eigennützigen und die gemeinn-nützigen Triebe). Par penchants personnels il faut entendre ceux qui ont pour objet non notre bonheur, mais le plein et entier développement de notre nature. Cependant, malgré cette réserve il est incontestable que ces deux espèces de penchants n’ont pas, en morale, une égale importance : les premiers ont une bien moindre valeur que les seconds. Les uns et les autres sont réunis sous la dénomination de Verstandesmotive (motifs de l’entendement). Enfin il y a des sentiments qui dérivent d’une claire représentation non des fins immédiates, mais de la fin dernière de la conduite, de la destinée idéale de l’humanité. À vrai dire, aucune conscience ne peut avoir de cette fin une image précise et définie, car elle s’étend au delà non seulement de toute limite donnée, mais de toute limite intelligible. Elle consiste dans une anticipation d’un avenir indéfini ; c’est moins une représentation proprement dite qu’une idée. Les motifs auxquels elle donne naissance sont dits rationnels (Vernunftmotive). Ils déterminent l’action d’une manière aussi immédiate que les motifs de perception ; et cependant la conduite est, dans ce cas, éminemment consciente et réfléchie. C’est qu’en effet, quand l’esprit est parvenu à ces hauteurs sereines, il n’aperçoit plus entre les devoirs ces conflits qui partagent les consciences ordinaires. L’entendement est le champ de bataille réservé à ces luttes intérieures.

Mais ces trois sortes de motifs ne sont pas de nature différente ; il n’y a entre eux que des différences de degrés : d’abord par suite du temps et de l’habitude les motifs de la raison et ceux de l’entendement peuvent devenir automatiques et se transformer en motifs de perception ; et cette transformation n’est pas une décadence, car il ne peut y avoir que des avantages à ce que la moralité se fixe et se consolide. D’autre part, les motifs de la perception et ceux de l’entendement sont déjà des motifs rationnels, mais inconscients d’eux-mêmes. En effet, dans chaque sentiment se trouvent enveloppées et comme condensées une infinité d’idées et d’expériences que la conscience n’aperçoit pas et que l’analyse réfléchie peut seule distinguer et retrouver. Quand un homme sans délibérer expose sa vie pour un autre, c’est qu’il sent plus ou moins clairement qu’il ne fait qu’un avec celui qu’il sauve. Or, ce lien qui nous unit à tel ou tel de nos semblables n’est qu’un des innombrables et invisibles liens qui, de proche en proche, nous mettent en communication et sous la dépendance de l’âme de l’humanité. Une représentation inégalement nette du tout dont nous faisons partie et de la solidarité qui nous y rattache se trouve donc à la base de tous les motifs de la conduite