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DURKHEIM.la morale en allemagne

Mais ce n’est pas en elle-même que réside la moralité que nous lui prêtons : car s’il n’y a aucun mérite à rechercher mon bonheur, il ne peut pas y en avoir davantage à rechercher celui d’autrui. Seulement cette sorte d’actions ont l’intérêt d’un symptôme : elles trahissent chez l’agent une tendance à sacrifier ses intérêts privés à des fins objectives. Ces fins, qui seules peuvent conférer à la conduite un caractère éthique, c’est le bien-être public et le progrès général. Mais il ne faut entendre par là ni le bien-être du plus grand nombre ni le progrès de la majorité. Car si, ni le bonheur d’un individu ni son perfectionnement ne constituent une fin morale, il en est nécessairement de même du bonheur et du perfectionnement de milliers d’individus. Des zéros additionnés ne peuvent faire une grandeur. Il ne peut donc être question que du bien-être et du progrès de la société considérée comme un être qui a sa vie propre et sa personnalité. Un tout, nous l’avons vu, est autre chose que la somme de ses parties, et c’est du tout qu’il s’agit ici. Dans ces conditions, le sacrifice prend un sens et même de l’attrait. Pour qu’on ait le droit de demander à l’homme de subordonner ses fins personnelles à d’autres, il faut que celles-ci soient d’une nature plus haute : c’est le cas des fins collectives. Si l’individu ne joue pas le premier rôle en morale, c’est qu’il est trop peu de chose : que peuvent faire au monde ses souffrances comme ses joies ? C’est une goutte d’eau perdue dans la mer de la vie. Être éphémère, il ne vit que dans le présent.

Au contraire, les sociétés plongent dans le passé et s’étendent vers l’avenir : c’est pourquoi elles sont un plus digne objet de notre amour et de notre dévouement. Cependant, l’intérêt que nous portons aux différents groupes dont nous faisons partie n’est pas égal, il varie avec leur volume. Nous nous intéressons à l’avenir de nos enfants et de nos petits-enfants, mais la destinée de nos arrière-petits-fils nous laisse plus indifférents. L’idée que dans quelques générations notre patrie pourrait avoir cessé d’exister nous est très douloureuse, mais cette même perspective nous est bien plus supportable si nous la reculons de quelques milliers d’années. Enfin, il y a une pensée à laquelle nous ne saurions nous faire en aucun cas : c’est que, même dans des milliers et des milliers d’années, l’humanité tout entière pût disparaître sans laisser de trace dans le monde.

Pour cette raison il n’y a de vraiment morales que les fins humaines. Quant aux autres, elles ne valent que comme incarnation provisoire de l’idéal commun de l’humanité. Il est clair que cette fin dernière de tous nos efforts ne peut consister dans rien de particu-