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s’accuse surtout chez les grands hommes, on peut l’observer ailleurs, quoique à un moindre degré. S’il faut de grandes personnalités pour remuer les énormes sociétés d’aujourd’hui, il suffit de personnalités moindres pour ébranler les sociétés plus petites qui gravitent au sein de la grande, comme la famille, la commune, la corporation, etc. Ainsi à tous les degrés de l’échelle sociale, c’est la volonté individuelle qui est la source du changement.

Ainsi, la morale doit faire une place et au tout et à la partie, à l’individu et à la société. C’est ce principe qu’il ne faut pas perdre de vue quand on cherche quels sont les fins, les motifs et les normes de la conduite morale.

Les fins. — Pour déterminer les fins morales, il ne faut pas, à la manière des utilitaires et des rationalistes, commencer par définir l’idéal moral pour en déduire ensuite la nature des fins particulières. Ce serait mettre à la base de la science une hypothèse arbitraire et suspecte. Mais il convient d’observer avec soin les actions humaines et de noter quel est le but de celles dont la conscience générale reconnaît la moralité.

Or, notre conduite concerne ou nous-même, ou la société, ou l’humanité. Les buts de nos actions sont donc ou individuels, ou sociaux, ou humains.

Quand l’individu tourne ses efforts sur lui-même, les buts qu’il poursuit se résument dans un seul, se conserver. Mais de l’aveu de tout le monde, se conserver pour se conserver n’a rien de moral. La vie n’a pas de valeur par elle-même ; elle ne vaut que par l’emploi qu’on en fait. Elle n’est qu’un moyen en vue d’une fin. Cette fin peut être personnelle ou générale. Dans le second cas, l’action est morale ; il est bon de vivre pour se conserver à sa famille, ou à sa patrie, ou à l’humanité. Mais si la fin est personnelle, il faut distinguer suivant que l’agent a en vue son bonheur ou son perfectionnement. Ne cherche-t-il son bonheur que dans la poursuite de fins égoïstes ? Ne travaille-t-il à se perfectionner que dans un but intéressé ? Sa conduite ne relève pas du jugement moral. Si au contraire il trouve sa joie à servir autrui, si c’est pour le bien général qu’il se perfectionne, tout le monde trouve qu’il se conduit bien et l’approuve. En résumé, les fins individuelles n’ont de valeur que si elles servent de moyens pour des fins générales. La personnalité de l’agent ne saurait être, en aucun cas, l’objet véritable de l’action morale.

S’ensuit-il qu’elle doive avoir pour objet la personnalité des autres agents ? Ce serait peu raisonnable, car ce qui n’a pas de valeur morale chez moi n’en saurait avoir chez autrui. Sans doute nous estimons la charité, même quand elle n’est qu’une vertu privée.